Joan Vinge - La reine des neiges

— Je regrette que les choses aient mal tourné pour toi, Tor, dit soudain Pollux. Si tu veux passer ton temps avec une personne, ça ne me gêne pas.

Tor lui jeta un coup d’œil, avec l’idée tout à fait irrationnelle que ça l’ennuierait beaucoup.

— Non, va, je peux faire ça n’importe quand… Mais c’est la dernière nuit où je t’aurai.

Il ne répondit pas. Ils avaient fait un voyage sentimental aux docks et autour des entrepôts de la basse ville, parce qu’elle s’était dit qu’elle préférait passer la dernière nuit de son monde dans le quartier de son enfance, de ses origines, à se rappeler sa jeunesse, à revivre le temps où elle n’avait jamais aspiré à tout ce qu’elle avait fini par devenir. Elle espérait que si elle pouvait se le rappeler quand il n’existerait plus, sa perte ne lui causerait pas autant de peine.

Elle se demanda qui dirigeait le casino, ce soir, ou s’il restait seulement quelqu’un. Même Herne avait disparu, par la singulière magie de Moon Marchalaube. Tor était retournée juste le temps d’emporter les quelques effets qu’elle voulait conserver, des jours où elle était Persiponë, et les avait laissés chez son demi-frère. Il y avait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu et il n’était pas là ce soir non plus, il était déjà parti à la fête ; d’ailleurs, ils n’avaient jamais été très proches.

— Ce soir, Polly, tu es le seul qui se rapproche d’un ami, dit-elle en soupirant. Tu l’as peut-être toujours été. (Elle s’assit sur une vieille caisse, à l’aise dans sa combinaison d’autrefois, dans son vieux quartier.) Tu n’as jamais râlé, même quand je te faisais travailler dur, quand je t’engueulais… Bien sûr, tu ne pouvais pas te plaindre, probable, alors qu’est-ce que ça prouve, hein ? (Elle mangea un autre gâteau. Pollux était patiemment assis sur son trépied, devant elle. Elle vit un voyant rouge se mettre à clignoter sur sa poitrine ; l’information se court-circuita dans sa tête et passa inaperçue.) Est-ce que tu n’as jamais de peine, vraiment, tu ne ressens jamais rien, quelque part à l’intérieur ? Est-ce que je ne t’ai jamais blessé, ou offensé, ou quelque chose ? Bons dieux, j’espère que je ne t’ai jamais offensé alors que tu as toujours été si bon pour moi…

Elle renifla, les yeux larmoyants.

— Tu ne pouvais jamais m’offenser, Tor.

Elle leva les yeux vers la face impassible, en essayant d’interpréter la signification de ce ton monotone.

— Tu parles sincèrement ? Je veux dire, c’est bien vrai ? Tu… Tu m’aimes bien ?

— Je t’aime mieux que bien. Oui. Oui, Tor.

— Eh bien, tu m’en diras tant ! Je croyais que tu n’étais pas censé aimer les gens, que tu ne pouvais pas. Ressentir quoi que ce soit, je veux dire. J’ai toujours cru que tu étais… euh… bête, quoi. Sans vouloir t’offenser.

— Je contiens un ordinateur sophistiqué, Tor. Je suis programmé pour ne pas juger, sauf en matière légale. Mais il est difficile de ne pas juger, à mon niveau de complexité. J’ai besoin d’une réadaptation constante.

— Ah !… Ma foi, finalement je crois que j’ai toujours su que tu n’étais pas simplement un appareil de levage. Parce que, dans le fond, qu’est-ce qu’un appareil de levage saurait sur ma coiffure ? Ou… comment est-ce qu’il irait rapporter aux Bleus tout ce qui se dit dans la Rue ? Ou me sauverait la vie… Euh, Polly ? dit-elle en lui tapotant le torse. On a quand même passé de bons moments tous les deux, hein ? Tu te souviens quand le vieux Prinçorage t’a affecté à moi ? Bon Dieu, ce que je pouvais être fière ! Être chargée de toi, c’était le plus grand honneur de ma vie, tu sais ? Qui se serait douté… Mais dans un sens, ça l’était peut-être. Je n’avais pas de regrets, alors. Ma foi, je ne sais pas… Je crois qu’il me faudra longtemps pour comprendre ce que ça a été pour moi, d’être Persiponë, murmura-t-elle en contemplant ses mains qui n’étaient plus calleuses. Dis donc, qu’est-ce que c’est que ce voyant qui clignote sur toi ? J’ai oublié de faire quelque chose pour toi ?

— Non, Tor. Cela signifie que mon contrat expire.

Elle se leva en chancelant, sous le choc de la surprise.

— Ah… Ah, je sais. Oui, enfin je savais qu’il expirait ce soir mais…

Mais je croyais que personne ne s’en apercevrait, peut-être. Elle mangea goulûment le dernier gâteau alcoolisé, froissa le sac et le jeta rageusement. Le Festival jonchait la rue de détritus et de papiers gras, à perte de vue.

— Tu veux partir maintenant ?

— Non, Tor, répondit Pollux en la regardant de son air impassible. Mais si je ne suis pas bientôt au siège de la police, je cesserai de fonctionner et deviendrai paralysé.

— Ah, je ne savais pas. Alors on ferait bien d’y aller, peut-être.

Elle prit le gros bras anguleux pour remonter dans la rue, pour reprendre leur ascension. De temps en temps, elle se retournait, jusqu’à en avoir le vertige.

— Qu’est-ce qui va t’arriver maintenant, Polly ? Où est-ce que tu vas aller ?

— Je ne sais pas où je serai envoyé, Tor, mais je serai reprogrammé d’abord, avec de nouvelles données. J’oublierai tout ce qui s’est passé ici.

— Tu veux dire que tu vas oublier Escarboucle ? Tout ça ?

— Oui, Tor. Tout ce qui n’est pas essentiel. Tout. Tout, répéta-t-il en se tournant vers elle. Est-ce que tu m’aimes, Tor ?

— Eh bien… Oui, bien sûr. Qu’est-ce que j’aurais fait sans toi, toutes ces années ?

Mais cela ne suffisait pas, elle le comprit en le regardant, même s’il n’y avait rien à voir sur sa figure.

— Non, je veux dire, je t’aime beaucoup, vraiment. Comme un véritable ami. Comme une vraie personne. En fait, si tu n’avais pas été une mécanique, tu sais, j’aurais même pu peut-être… Tu sais, quoi, conclut-elle avec un rire embarrassé.

— Merci, Tor.

Il fit un mouvement qui était presque une inclinaison de la tête et ils repartirent.

Quand ils arrivèrent près de la ruelle Bleue, ils croisèrent une petite foule de gens qui descendaient la rue dans un joyeux tumulte de musique et de rires.

— Regarde, Polly, voilà la Reine d’Été ! Voilà l’avenir que nous croisons.

Parmi la ménagerie de masques, il y avait une figure qui n’était pas cachée, une figure singulièrement familière couronnée de cheveux flamboyants… Sparks Marchalaube ? s’étonna Tor et elle essaya de mieux voir, mais déjà il se perdait dans la foule qui s’éloignait. Non… Elle secoua la tête, refusant d’y croire, parce que ce n’était pas possible. Pas possible.

Pollux ralentit le pas et se tourna vers l’entrée de la ruelle Bleue.

Jerusha soupira et se renversa contre le dossier de sa chaise, au bureau du service de nuit, les yeux errant autour de la pièce vide. Presque tous les hommes étaient dehors, en cette dernière nuit du Festival, pour maintenir l’ordre en effectuant leur dernière mission en ce monde, la plus exaspérante.

N’ayant rien à fêter, elle n’avait pas le cœur à regarder le reste du monde sans elle. Elle était donc restée à son poste. Il y avait eu peu de gros problèmes et elle avait été surprise par la longueur et l’ennui écrasant de cette nuit. Vide… il n’y avait pas d’autre mot. Elle soupira encore et augmenta le volume de sa radio, pour noyer l’avenir. Dieux, était-ce pire de ne pas savoir ce qu’elle allait devenir, ou de le savoir avec certitude ?

Tor Marchétoile se redressa et se frotta les yeux, sur le banc où elle s’était endormie deux heures plus tôt. Ivre morte, plutôt. Jerusha l’avait senti d’un bout à l’autre de la salle quand elle avait ramené Pollux, à moins que ce soit le robot qui l’ait amenée, larmoyante d’une ivresse sentimentale, empestant l’alcool. Le polrob était immobile à l’extrémité du banc, et avait l’air de veiller sur elle. Jerusha avait du mal à croire que l’on puisse éprouver des sentiments pour un robot, ivre ou non. Mais qui sait ? Tor devait avoir perdu plus qu’un robot, ces derniers jours. Si elle voulait passer ces dernières heures dans sa compagnie mécanique, ou à se droguer pour oublier, c’était son affaire.