— Ah ! notre Dame…
Un gémissement, en comprenant vers qui elle lançait sa prière.
— Comment… Comment puis-je changer mille ans d’erreur ? Je suis seule, je ne suis que Moon…
— Vous êtes la Reine d’Été, et une sibylle. Vous avez tous les outils qui vous sont nécessaires. Çe n’est qu’une question de temps… En aurez-vous assez, avant que l’Hégémonie revienne ?
Moon releva lentement la tête et Pala-Thion se détourna.
— Non. Je ne vais pas vous arrêter. Comment pourrais-je vivre avec tant de mort, et vivre avec moi-même ? Et pour quoi…
Moon mit un moment à se rendre compte que ce que Pala-Thion avait entendu n’était que ce que Ngenet avait appris et non ce qui avait été chuchoté dans son esprit, là dans les ténèbres secrètes. Ce que Jerusha considérait comme un défi n’était pas le vrai, pas une rivalité de simple force technologique, mais un tout autre défi, sur un plan tout à fait différent, aux répercussions infiniment plus grandes… un changement qui se répercuterait dans toute la galaxie. Pala-Thion avait quand même compris qu’il y avait un défi, que son issue exigerait de souffrir et de mourir, et cela suffisait. Moon hocha la tête.
— Cela a plus d’importance pour plus de gens que je ne saurais dire.
Pala-Thion sourit légèrement.
— Ma foi, c’est une consolation.
Elle fit quelques pas dans la pièce et alla prendre le coquillage sur la table à côté de la porte. Elle le tint entre ses mains pendant un long moment, le dos tourné.
Moon s’allongea sur le canapé ; elle était en plomb, l’esprit engourdi, elle se demandait comment elle survivrait à l’aube du lendemain pour affronter les longues années à venir.
— Il faut que je retourne à…
Pala-Thion s’interrompit en entendant frapper à la porte. Moon se redressa en se tordant les mains. Jerusha disparut dans le vestibule. La porte s’ouvrit, des gens entrèrent…
— Vous !
La voix atterrée d’un homme trahi. Une voix qu’elle connaissait… Moon se leva, s’élança. Elle vit trois silhouettes à contre-jour, sur le seuil, une tête rousse nimbée d’or.
— Du calme. Ne soyez pas si pressé, Sparks, dit Pala-Thion en lui saisissant le bras d’une main de fer alors qu’il tentait de fuir dans la ruelle. Si c’était un traquenard, vous seriez dans ma prison, pas chez moi.
— Je… Je ne comprends pas…
— Moi non plus… pas tellement.
Elle le lâcha. Sirus était à côté d’elle, avec un sourire rassurant.
— Sparks…
Il sursauta.
— Moon !
Elle lui tendit les bras et il entra dans le salon ; le reste du monde cessa d’exister pour leurs deux cœurs.
— Ah, Moon ! Moon ! souffla-t-il contre son oreille et il étouffa sous un baiser ce qu’elle voulait dire.
— Sparkie…
Elle goûta des larmes.
— Sparks…
Tous deux se retournèrent à la voix de Sirus.
— Je dois te laisser, maintenant. À présent que tu es en de bonnes mains. Il sourit tristement. Sparks se sépara de Moon et s’avança vers son père. Le cœur déchiré, Moon les regarda s’embrasser pour la dernière fois, avant que Sirus reparte dans le tumulte de la rue. Pala-Thion ferma la porte et regarda Sparks. Il se força à soutenir son regard.
— Je vais vous dire ce que je sais de la Source. C’est ça que vous voulez, n’est-ce pas, pour me laisser aller… c’est tout ce que vous voulez ? demanda-t-il comme s’il n’arrivait pas à y croire.
Elle hocha la tête mais son expression resta sombre. Il ferma les yeux.
— Écoutez, commandant… Je ne sais pas pourquoi vous faites ça… sinon que ce n’est pas pour moi. Mais je tiens à vous dire que je regrette… Je sais que ça ne sert à rien, que ça ne change rien, que ça ne veut même rien dire, mais… je regrette.
— Ça veut dire quelque chose, Marchalaube.
Elle parut surprise que ce soit vrai.
— Il y a au moins une chose que je peux faire pour vous, dit Sparks avec brusquerie.
Il traversa la pièce, arracha du mur l’affreuse pendule géométrique, la jeta par terre et la piétina, à la stupéfaction de Moon. Puis il sourit en se frottant les mains.
— Si vous avez détesté cette pendule sans savoir pourquoi, voilà la raison. Un émetteur subsonique à l’intérieur. Il se peut qu’il y en ait d’autres que j’ignore.
Il revint auprès de Moon et lui prit la main comme s’il avait peur qu’elle disparaisse. Jerusha pensa aux années de souffrance inutile, de doute de sa propre raison… en comprenant que c’était enfin fini.
— J’ai toujours voulu transformer ce musée en véritable salon. Mais, je ne sais pas, je ne l’ai jamais fait… (La lassitude désabusée revint sur sa figure, à croire qu’elle ne l’avait jamais quittée.) Eh bien, Moon. Vous avez tout ce que vous êtes venue chercher ici ; j’en suis heureuse. Une fois que Sparks aura témoigné, vous aurez tous deux cessé d’exister pour moi. Ce sera la fin des problèmes que vous m’avez posés… J’espère que vous pourrez résoudre les vôtres, maintenant.
Elle passa devant eux et disparut dans le fond de la maison.
— Qu’est-ce qu’elle a voulu dire ? demanda Sparks.
Moon secoua la tête, sans croiser son regard.
— Elle veut sans doute parler de tout ce qui s’est passé depuis un an. ( Cinq ans ! ) Et de tout ce qui va se passer ici, après le Changement.
Elle se tourna vers le masque de la Reine d’Été. Il suivit son regard.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Le masque de la Reine d’Été, murmura-t-elle, et il s’écarta brusquement d’elle.
— Il est à toi ? Tu l’as gagné ? Non ! Ce n’est pas possible ! Tu n’as pas pu gagner… à moins d’avoir triché !
Moon vit son reflet, le reflet d’Arienrhod dans ses yeux.
— J’ai gagné parce que c’était mon destin ! Je le devais… et pas pour moi-même !
— Je suppose que tu as fait ça pour Tiamat ! C’est ça qu’elle disait toujours, aussi.
Il s’écarta plus encore.
— Je suis une sibylle, Sparks, et c’est pour cela que j’ai gagné. Oui, j’aime Tiamat… et Arienrhod l’aime aussi. Plus que quiconque, elle a vu ce qu’était ce monde, ce qu’il est devenu, ce qu’il va cesser d’être. Et elle t’aimait, tu ne peux pas le nier.
Sparks baissa les yeux. Moon ressentit dans sa poitrine deux douleurs différentes.
Pala-Thion revint, en uniforme, et sortit de la maison sans rien dire. La porte s’était ouverte et refermée, les coupant de nouveau des réjouissances extérieures. Moon caressait les longs rubans du masque de la Reine d’Été. Son masque…
— Sparks, je t’en prie, comprends que c’est juste. Le fait que je sois Reine d’Été s’inscrit dans quelque chose de beaucoup plus grand, beaucoup plus important que toi ou moi. Je ne peux pas te l’expliquer maintenant… (Elle savait, le cœur gros, qu’il n’avait jamais été destiné à savoir, qu’il avait toujours été ennemi de la sagesse informe qui la guidait.) Mais nous devons mettre fin à l’exploitation de Tiamat par l’extramonde. À Kharemough, j’ai rencontré un devin, j’ai appris qu’il y a des sibylles et des devins dans tous les mondes du Vieil Empire. Leur raison d’être est d’aider ces mondes à reconstruire et à réapprendre. Je peux répondre à n’importe quelle question.
Elle vit ses yeux s’arrondir et changer d’expression.
— Et à Kharemough, j’ai commencé à voir ce que tu as toujours vu, à propos du progrès, de la technologie, de la… magie de ce que font les extramondiens et qui n’est pas de la magie pour eux. Ils comprennent tellement plus que… Ils n’ont pas à avoir peur de la maladie, des os cassés, de l’accouchement. Ta mère ne serait pas morte… Nous avons le droit de vivre ainsi nous aussi, sinon il n’y aurait pas de sibylles dans ce monde.
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