Il la regarda avec nostalgie, rêvant de ce qu’elle avait vu qu’il ne verrait jamais.
— Notre peuple est heureux comme il est, bougonna-t-il. S’il se met à chercher la puissance, à vouloir ce qu’il n’a pas, il finira comme les Hiverniens. Comme nous.
— Qu'est-ce que tu nous reproches ? Nous voulons savoir, nous demandons notre héritage. C’est tout. Les extramondiens cherchent à nous faire croire que c’est mal de ne pas nous contenter de ce que nous avons. Mais ce n’est pas pire que d’en être exagérément satisfait. Le changement n’est pas mauvais, le changement, c’est la vie. Rien n’est tout bon ni tout mauvais. Pas même Escarboucle. C’est comme la mer, elle a des marées, le flux et le reflux… Ce que tu choisis de faire de ta vie n’a pas d’importance, à moins que tu aies le droit de choisir n’importe quoi. Nous n’avons pas le choix. Et les ondins n’ont même pas le droit de vivre.
Et ils doivent vivre, ils sont la clef de tout.
— Bon, bon, ça va, j’ai compris. Quelqu’un doit essayer de changer tout ça. Mais pourquoi nous ? demanda Sparks, une main serrant sa médaille. Tu sais… Mon… mon père m’a dit qu’il pourrait nous faire quitter Tiamat. S’arranger pour nous emmener à Kharemough. Ce serait si facile…
— Ils n’ont pas besoin de nous à Kharemough. On a besoin de nous ici. (Revoir Kharemough, le Marché aux Voleurs, le ciel nocturne : Ce serait si facile. Même si nous semons mes graines ici, nous ne verrons jamais la moisson, nous ne saurons jamais si nous avons gagné ou perdu… ) Et nous devons quelque chose aux deux mondes, que nous ne pouvons rembourser qu’ici.
— Il y a des choses qui ne peuvent jamais être remboursées, murmura Sparks en allant à la fenêtre et Moon vit quelqu’un, dehors, agiter la main en passant. Et devoir rester ici, à Escarboucle, dans ce palais… Je ne sais pas si je pourrai le supporter, Moon. Je ne peux pas repartir de zéro, dans ce même endroit où j’étais…
— Regarde cette foule dans la rue. C’est la Nuit des Masques, la nuit de la transition. Personne n’est plus ce qu’il était, ni sera… nous ne sommes rien, notre potentiel est infini. Et quand les masques sont ôtés, ils emportent nos péchés, ils nous laissent libres d’oublier et de repartir du bon pied.
Et de prouver à l’esprit-sibylle que tu es tel que je te vois, que tu ne portes pas un masque de mort…
— Après ce soir, rien ne sera plus pareil, insista-t-elle en se rapprochant de lui. Pas même Escarboucle. Les Étésiens vont arriver, l’avenir avance. Ce sera un monde neuf, pas celui d’Arienrhod. ( Mais il sera aussi le sien, il le sera toujours, pensa Moon sans le dire.) Et je te promets de ne plus jamais remettre les pieds au palais.
Et je ne dirai jamais à personne pourquoi.
Il la regarda avec surprise et quand il crut à ce qu’il voyait, le soulagement illumina sa figure. Mais il soupira malgré tout et elle sentit toujours cette distance entre eux.
— Ça ne suffit pas. J’ai besoin de temps… le temps d’oublier, de croire de nouveau en moi, en nous. Une nuit ne suffit pas. Une vie entière ne suffira peut-être pas.
Il se tourna encore une fois vers la fenêtre. Moon regarda dehors aussi, incapable de le contempler, regarda la foule mouvante, floue, des taches d’huile irisées sur la mer. Elle pensa qu’il ne pleuvait jamais, ici, qu’il devrait pleuvoir… Il n’y avait pas d’arcs-en-ciel.
— J’attendrai, souffla-t-elle, la gorge serrée. Mais ce ne sera pas si long. (Elle trouva les mains de Sparks sur l’appui, les serra.) Ce soir, mon devoir est d’être heureuse, affirma-t-elle, l’ironie plissant sa bouche. Ce devait être notre Festival, à garder éternellement dans notre souvenir. C’est le dernier Festival et nous ne l’oublierons pas. Veux-tu sortir et mettre fin à notre vie comme nous le devons ? Peut-être, si nous faisons un effort, pourrons-nous faire de cette nuit un souvenir inoubliable ?
Il hocha la tête ; un sourire hésita sur ses lèvres.
— Nous pourrions essayer.
Elle se retourna vers le masque de la Reine d’Été, le vit recouvert d’autres figures, les nombreuses vies sacrifiées pour qu’il soit à elle… Un visage.
— Mais d’abord… je dois aller dire adieu à quelqu’un.
Elle se mordit la lèvre, à se faire mal : une contre-douleur. Sparks se retourna.
— Qui ?
— Un extramondien… Un inspecteur de police. Je me suis enfuie du camp des nomades avec lui. Il est à l’hôpital.
— Un Bleu ? s’exclama-t-il et il essaya de rattraper son indignation. Alors ce doit être plus qu’un Bleu, un ami.
— Plus qu’un ami, murmura Moon faiblement, puis elle regarda Sparks en face, espérant qu’il comprendrait.
— Plus qu’un…
Il fronça brusquement les sourcils et rougit.
— Comment as-tu pu… ? Comment as-tu… Comment ai-je pu ? Nous…
Sa voix se brisa. Elle baissa les yeux.
— J’étais perdue dans la tempête et il était mon ancre marine. Et j’étais la sienne. Quand un être vous aime plus que vous ne vous aimez vous-même, on ne peut s’empêcher…
— Je sais, dit-il en laissant sa colère fuir dans un soupir. Mais… maintenant ? Toi et lui ? Et moi ?
Elle passa une main sur les broderies vives de sa tunique de nomade.
— Il ne m’a rien demandé pour toujours. (Elle savait bien qu’il ne le pouvait pas.) Il a toujours su que personne ne passerait jamais avant toi, ou ne se placerait entre toi et moi, ou prendrait ta place pour moi. (Même s’il avait voulu essayer, avait essayé. Elle vit la figure de Gundhalinu s’interposer entre elle et les traits tirés de Sparks.) Personne ne le peut. Il m’a aidée à te retrouver. ( Il a renoncé à tout, il m’a tant donné, et moi que lui ai-je donné ? Rien. ) Et puis il m’a quittée, sans rien demander. Je dois m’assurer qu’il… qu’il va bien, qu’il ira bien, quand il partira d’ici.
Sparks rit et le rire lui déchira la gorge.
— Et nous ? Est-ce que nous irons bien, quand ils seront partis ? Quand nous devrons vivre avec leur souvenir qui regarde par-dessus notre épaule, pour nous rappeler que nous avons rompu notre serment, notre promesse… que nous les avons violés et encore violés ?
— Nous prêterons un nouveau serment. Pour nos âmes ressuscitées… demain. ( Après cette nuit. Après l’aube. Elle alla reprendre le masque de la Reine d’Été.) Mais je pense que nous n’avons jamais violé l’ancien, au fond de notre cœur.
Il l’embrassa, rien qu’une fois, avant qu’elle remette le masque.
— Et toi ? Il te faudrait un masque ?
— Non, répliqua-t-il. Je n’en ai pas besoin. J’ai déjà ôté le mien.
— Ma foi, c’est sûrement pas comme ça que je pensais passer la Nuit des Masques !
Tor s’interrompit pour se fourrer dans la bouche une nouvelle pâtisserie au miel et à l’alcool dont elle avait les mains pleines, pour tenter d’engourdir son corps et son esprit avant la fin du monde prochaine. Elle remit son masque en place et se cramponna à la masse solide de Pollux, une ancre de sécurité dans la foule qui commençait à se clairsemer.
— Sûrement pas avec un tas de ferraille comme gros câlin et un avenir d’écailleuse de poisson. Merde, j’ai le mal de mer dans une baignoire. Et j’ai horreur du poisson, bons dieux !
Elle hurlait et une voix lui répondit :
— T’es pas la seule, ma vieille !
Une silhouette masquée fit un geste de dégoût avant de disparaître après sa compagne d’un soir dans un entrepôt abandonné. Tor les suivit des yeux avec envie ; Pollux regardait droit devant lui dans la Rue. Presque tout le monde avait déjà trouvé une âme sœur provisoire.
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