— Je me défendrai, Hovanesse, gronda-t-elle entre ses dents d’une voix vibrante de fureur. La reine n’a pas pu me détruire et vous n’y arriverez pas non plus.
Mais si, elle a réussi, Jerusha, elle a réussi… Elle tourna le dos et repartit et, cette fois, il ne la rappela pas.
Jerusha quitta le Palais de Justice et redescendit par la ruelle Bleue presque déserte vers le siège de la police. (Même pendant le Festival, les bambocheurs évitaient ce quartier.) Sa première et unique pensée était de s’adresser à ses hommes, de leur exposer son problème, de leur demander leur soutien. Leurs sentiments pour elle avaient changé, à cause de la veille ; elle l’avait vu sur presque tous les visages. Mais avaient-ils assez changé ? Si elle avait le temps, maintenant, elle aurait peut-être une bonne occasion de prouver qu’elle pouvait imposer le respect aussi bien qu’un homme. Mais elle n’avait même pas ce temps. Aurait-elle seulement celui d’essayer de les rassembler derrière elle ? Et même si elle y arrivait… à quoi bon ?
Elle se trouva soudain devant le siège, ce vieux fossile caché devenu si familier. Aucun autre bâtiment, aucun autre poste ne pourrait jamais être aussi détesté ou, elle s’en rendit compte soudain, aussi important pour elle. Mais, où qu’elle aille, si elle y allait sous l’uniforme qu’elle portait à présent, elle serait toujours une étrangère, elle aurait toujours à lutter non seulement pour faire du bon travail mais pour prouver qu’elle en avait le droit. Et il y aurait toujours un autre Hovanesse, un autre Mantagnes, qui ne l’accepterait jamais, qui chercherait à la chasser. Dieux, voulait-elle réellement passer le reste de sa vie de cette façon ? Non ! Pas si elle trouvait autre chose à faire qui fût aussi important pour elle que ce poste, quelque chose en quoi elle pourrait croire. Mais ici il n’y avait rien… rien. Après ce poste, au-delà, elle n’avait pas de vie, pas de but, pas d’avenir. Elle passa devant la porte, alla jusqu’au bout de la ruelle et sortit dans le flot de la fête.
Nerveux, manquant de sommeil, Sparks allait et venait comme un étranger dans les appartements de Starbuck. Il ne leur appartenait plus, mais il n’était pas libre de partir. Ses deux entrées privée et publique étaient surveillées, maintenant, pas par les gardes de la reine mais par les Étésiens furieux qu’elle ait voulu arrêter le Changement. Ils gardaient aussi Arienrhod ; son plan avait été déjoué, il ne savait comment. Mais quand il avait interrogé les Étésiens sur Moon, leur avait demandé si c’était elle qui les avait prévenus, ils n’avaient pas su ou pas voulu lui répondre. Et quand il cherchait à les convaincre de le laisser sortir, qu’il était un Étésien comme eux, ils lui riaient au nez et le repoussaient dans la pénombre de la chambre avec des couteaux et des harpons. Ils savaient qui il était, Arienrhod le leur avait dit. Et ils entendaient bien le garder là jusqu’au sacrifice.
Arienrhod ne voulait pas le laisser échapper. Ses rêves avaient été anéantis, alors ceux de son Starbuck devaient l’être aussi. Si elle mourait, il mourrait demain ; elle l’avait lié à elle aussi indissolublement qu’ils le seraient quand on les jetterait à la mer. Elle était la Mer incarnée et Starbuck Son conjoint, et ils renaîtraient à la prochaine marée… mais dans de nouveaux corps et avec une âme pure, une âme étésienne. C’était ainsi depuis le commencement des temps et même si les extramondiens avaient déformé la légende pour servir leurs desseins, elle demeurait et demeurerait toujours. Qui donc était-il, lui, pour changer le Changement ? Moon avait essayé de l’en préserver mais son destin était plus fort qu’eux deux. Depuis qu’il avait été emmené, il essayait de ne pas penser à ce qu’il y avait eu entre Arienrhod et Moon, quand Moon avait dû enfin apprendre la vérité sur elle-même. Même si elle avait réussi à échapper à Arienrhod, elle n’avait aucun moyen de revenir vers lui en ce moment. Il ne pouvait qu’être reconnaissant d’avoir eu cette dernière heure avec elle, cette dernière consolation du condamné… le point final ironique d’une vie gâchée.
Il fouilla dans un coffre doré, trouva le ballot des vêtements qu’il portait en arrivant au palais, la première fois, et l’ouvrit. Il les étala avec soin sur le tapis moelleux ; au milieu du paquet, il y avait les colliers de perles qu’il avait achetés le deuxième jour de son séjour en ville… et sa flûte. Il la mit de côté, se déshabilla et enfila le large pantalon d’étoffe grossière, la chemise arc-en-ciel assortie aux colliers, en s’habillant comme pour un rite. Il reprit la médaille de son père sur la coiffeuse et la passa à son cou. Puis, délicatement, il prit sa flûte et s’assit sur le bord du lit de repos aux pieds lourds.
Sparks porta la flûte à ses lèvres, la rabaissa, la gorge trop sèche. Il s’efforça de s’humecter la bouche, sentant se calmer le bourdonnement du sang à ses tempes. Levant de nouveau le fragile coquillage, il posa ses doigts sur les trous et souffla dans l’embouchure. Une note frémissante s’éleva, comme un esprit tout étonné d’être libéré d’un silence qu’il avait cru éternel. Le souffle manqua à Sparks et il ravala un peu de salive ; mille mélodies lui emplissaient la tête, cherchaient à s’évader. Il se remit à jouer, en hésitant, en se trompant de doigté, crispé, les oreilles blessées par les dissonances. Puis, progressivement, ses doigts se détendirent, le flot de musique pure ruissela, jaillissant de nouveau du fond de son être pour le ramener vers le monde qu’il avait perdu. Arienrhod avait tenté de détruire sa dernière réunion avec Moon, de lui voler même ça, comme elle l’avait privé du plaisir que procurait toute beauté ou toute joie qui ne venait pas d’elle ; mais elle avait échoué. La promesse et la foi de Moon étaient aussi pures que le chant et son souvenir emportait toute honte, cicatrisait toutes les blessures, redressait tous les torts…
Il leva les yeux et le charme fut rompu ; la porte gardée s’ouvrait soudain devant lui. Deux silhouettes entrèrent, en longue cape et capuchon. La deuxième marchait lentement, d’une façon un peu grotesque. La porte se referma derrière elles.
— Sparks Marchalaube Étésien…
Sparks cligna des yeux, leva un bras pour augmenter l’intensité lumineuse de la lampe suspendue.
— Que me voulez-vous ? Ce n’est pas l’heure…
— C’est l’heure… avec vingt ans de retard.
Le premier arrivant, celui qui marchait sans peine, avança dans le cercle de lumière et rejeta son capuchon. Sparks vit un homme d’un âge mûr plutôt juvénile, un extramondien. Un Kharemoughi, pensa-t-il à première vue, mais avec un teint plus clair, une charpente plus lourde, une figure plus ronde. Cette figure… une impression de déjà vu…
— Après vingt ans, il est grand temps de nous connaître, Sparks. Je regrette simplement que le décor ne soit pas plus propice à une joyeuse réunion.
— Qui êtes-vous ? murmura Sparks en se levant.
— Je suis ton premier ancêtre.
Les mots pénétrèrent dans l’esprit de Sparks, mais sans signification, et il secoua la tête.
— Je suis ton père.
Quelque chose, dans le pronom, paraissait incomplet, comme si l’inconnu n’exprimait pas tout ce qu’il éprouvait.
Sparks se rassit ; la tête lui tournait, le sang refluait de sa figure.
L’inconnu – son père – dégrafa sa cape et la jeta sur une chaise ; il portait dessous une simple combinaison de vol gris argent, avec l’insigne et le collier d’un membre de l’Assemblée hégémonique. Il s’inclina, l’air un peu gauche malgré sa grâce, comme s’il ne savait trop par où commencer.
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