— … Qui nous nourrit de son sein, et fait d’Elle notre tombeau ?
— La Dame nous donne tout ce qu’il nous faut. Nous lui donnons ce que nous pouvons.
Portant le masque, Destinée tournait maintenant en sens inverse, les examinait toutes mais restait impassible. Elle ne me reconnaîtra pas, pensa Moon.
— Qui remplit nos filets, nos bassins et nos ventres, qui emplit notre cœur de chagrin ?
— La Dame nous donne tout ce qu’il nous faut et demande tout ce que nous avons.
Moon se mordit la lèvre, luttant contre la panique, contre les mots, contre l’envie de crier : « Ici, je suis là ! » Elle voulait croire à la prédestination mais elle n’en était plus certaine. Elle ne pouvait se fier au hasard, après être venue de si loin, avoir tant vu. Elle doit me choisir. Mais comment… ?
— Les bienfaits de qui font pleurer le ciel, la malédiction de qui confond la mer et l’air ?
— La Dame nous donne tout ce qu’il nous faut, et nous fait ce que nous sommes.
La mémoire de Moon bondit à ce dernier verset et ses deux niveaux de conscience se fondirent en un : Input !
— Qui connaît celle qu’Elle appellera, ou ce que sera son destin ?
Le refrain se tut alors que Moon plongeait dans le Transfert, revint avec une soudaine intensité qui l’assourdit. Vacillant sous le choc elle essaya d’ouvrir les yeux. Mais ils étaient ouverts et, malgré tout, le monde qu’elle voyait était à peine moins diffus que le clair de lune, ses bords flous et indistincts. Ses autres sens déformaient tout… parce qu’elle était aveugle ! En une seconde, sa terreur la quitta et elle comprit qu’elle était… Destinée Ravenglass. Et que quelque part, dans cette rangée de figures entrevues, tournant autour de son corps immobile, il y en avait une qui devait être prise à l’autre pôle de ce Transfert…
Elle regarda passer les silhouettes confuses, en se demandant ce qu’elle trouverait, si elle serait capable de reconnaître ce qui prenait forme. Et puis elle en distingua une qui vacillait, soutenue, à demi portée… sur les bras des femmes indistinctes de chaque côté : elle-même. Elle se voyait elle-même. Et Destinée la regardait avec ses propres yeux, chaque œil voyant et reconnaissant son propre visage… Brusquement, Moon sentit son corps d’emprunt se libérer et s’avancer vers son vrai corps, vers le masque présenté devant elle par ses propres mains. Et en se rapprochant d’elle-même, elle vit que le visage était réellement le sien. Il regardait le masque, il la regardait avec étonnement, avec fascination. Elle le prit avec les mains tremblantes de Destinée, émue par sa beauté alors qu’elle le posait fermement sur ses épaules.
Une fois le masque en place, elle se sentit violemment ramenée, à travers le vide du Transfert, dans son propre esprit et entendit son cri qui mettait fin à la transe. En regardant maintenant par les ouvertures du masque, elle vit Destinée, médusée, devant elle, elle sentit ses propres bras encore tenus par ses voisines, elle entendit les acclamations de la foule. Mais elle ne se souvenait que de l’instant où Destinée avait touché la figure qui était de nouveau la sienne.
— Ma figure… J’ai vu ma figure et le masque de la Reine d’Été…
La foule se pressa autour d’elles, rompit le cercle fragile des mains, balaya toutes les autres concurrentes. Moon perdit son soutien en retrouvant son équilibre ; elle saisit les mains de Destinée et la regarda en face.
— Destinée… C’est arrivé ! J’ai réussi ! Je suis la Reine d’Été !
— Oui. Oui, je sais. C’était écrit. C’était sûr. Ce doit être la première fois que deux sibylles regardent par les yeux l’une de l’autre et se voient…
Destinée secoua la tête, ses yeux assombris, brillants de larmes. Elle lissa distraitement sa collerette de plumes blanches.
— Vous serez tout ce que doit être une reine que j’ai faite.
Le cœur de Moon se serra soudain.
— Mais pas seule. J’aurai besoin d’aide. J’ai besoin de personnes en qui mon peuple, et le vôtre, puisse avoir confiance. Voulez-vous m’aider ?
La collerette de plumes murmura quand Destinée hocha la tête.
— J’ai besoin d’une nouvelle carrière. Quoi que je puisse faire pour vous aider, ce sera de grand cœur, Moon… Votre Majesté.
Elles étaient dans l’ombre du dais. L’aînée des Bonaventure surgit entre elles, à la fois joyeuse et solennelle. Les autres Bonaventure s’inclinèrent, tout autour d’elle.
— Dame ! Voici vos devoirs pour aujourd’hui : vous devez aller dans le peuple pour montrer que la Nuit des Masques a commencé. C’est le moment d’être insouciant. De se réjouir. Et pour demain, vous avez trois devoirs : descendre aux docks quand l’aube se lève derrière les murs. Livrer l’Hiver à la Mer. Régner à sa place selon la volonté de la Dame.
Livrer l’Hiver à la Mer. Moon se tourna vers le palais.
— Oui… je comprends.
— Venez avec nous, maintenant, et montrez-vous au peuple. Jusqu’à demain, nous sommes tous entre deux mondes, entre l’Hiver et l’Été, entre le passé et l’avenir. Et vous êtes l’annonciatrice.
La vieille Bonaventure désigna le dais à Moon.
— Destinée, voulez-vous venir avec moi ?
— Oui, bien sûr ! C’est peut-être la dernière fois que j’ai l’occasion de voir mes semblables dans toute leur gloire et je veux en profiter, assura l’aveugle en touchant tendrement son œil artificiel. Tous mes masques, une vie entière de travail, vont s’épanouir et se faner en une nuit… et bientôt ma vue ira se perdre dans la mer en même temps que les richesses d’Hiver, le bien et le mal ensemble.
— Non ! Je vous le jure, Destinée ! Ce sera un vrai Changement ! cria Moon alors que la foule les séparait.
— Moon ! Et Sparks !
Moon tendit les mains vers elle, éperdue, perdue dans la cohue.
— Je ne sais pas ! Je ne sais pas…
Des bras solides la soulevèrent sur une litière décorée de guirlandes et elle fut emportée, sous le dais, le long de la Rue comme une feuille tournoyant dans le courant.
Partout où elle était portée, elle voyait apparaître des masques ; les joyeux fêtards cachaient leur figure, se dépouillaient de leur identité, devenaient leurs fantasmes, tout comme la Reine d’Été, tout comme elle. Ce soir, il n’y aurait pas d’Hiver ni d’Été, d’extramondiens ni d’indigènes, de bien ni de mal. Partout il y avait des costumes, de la musique, des visages masqués qui riaient, chantaient et acclamaient la reine. Partout on suivait sa litière, on lui offrait des friandises, des boissons et des cadeaux, ou on cherchait simplement à la toucher pour qu’elle porte bonheur. Son devoir, ce soir, était d’être le joyeux papillon de mai, le symbole du bonheur fugace, parce que son règne ne commencerait que le lendemain, quand le monde redeviendrait réel…
Elle était reconnaissante, car son masque était tout cela pour eux, il lui permettait de faire partie de ce moment et de se dissimuler que le temps passait, que demain effacerait son rire. Parce que si son plan avait échoué, si Sirus manquait à sa parole, demain elle prononcerait les mots et ferait le geste, en tant que Reine d’Été, et Sparks serait noyé…
Ainsi, elle croit vraiment qu’elle sera choisie Reine d’Été ; elle entend des voix lui dire qu’elle va gagner. Jerusha arpentait lentement la vaste antichambre déserte du Juge Suprême, trop nerveuse pour s’asseoir tranquillement sur un des sièges dépareillés. À des centaines contre une ? Non, Jerusha, l’univers se moque de ce qu’elle croit… comme toi et tout le monde. Ça n’a aucune importance.
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