Dans cette salle triste, nue, rien ne distrayait son esprit des vides flous, où des objets avaient été et n’étaient plus. Bientôt, d’autres gens, d’autres meubles les remplaceraient, quand le Changement atteindrait l’éternelle Escarboucle. Les choses changent tout le temps mais dans quelle mesure sont-elles vraies ? Est-ce que le choix d’un de nous, quelle que soit son importance apparente, peut faire la moindre différence dans le grand ordre des choses ? En passant devant une fenêtre, elle vit son reflet en surimpression sur le panorama de la ville en pleine métamorphose et s’examina en silence.
— Commandant Pala-Thion. Vous êtes très aimable d’être venue. Je sais que vous avez été très occupée.
Le Juge Hovanesse venait de surgir sur le seuil et tendait courtoisement la main. Jerusha s’efforça d’oublier qu’on l’avait fait attendre bien après l’heure fixée. Elle salua.
— Je ne suis jamais trop occupée pour parler du bien de l’Hégémonie, Votre Honneur.
Ou du mien. Ou pour voir un homme manger ses mots. Elle lui serra poliment la main et il la fit passer dans la salle voisine. C’était une salle de conférence, avec une longue table formée d’autres plus petites et encombrée de terminaux portables. L’assortiment habituel de fonctionnaires locaux de l’Hégé, qu’elle finissait par tous connaître et détester, étaient assis, entre quelques membres de l’Assemblée, pour la plupart inconnus d’elle. Elle supposa qu’ils avaient dû rédiger le dernier de leurs rapports obligatoires sur tous les aspects imaginables de leur occupation de Tiamat. Même sur une planète aussi peu peuplée et aussi sous-développée, le processus du départ était monumental. Les quelques Kharemoughis présents avaient l’air de s’ennuyer à mourir. Grâce aux dieux, je suis une Bleue, pas une fonctionnaire. L’idée lui vint que, depuis qu’elle était commandant, elle n’avait pas été autre chose. Mais hier, j’étais de nouveau un véritable policier.
Elle écouta le léger brouhaha de leurs applaudissements, les mains frappant à plat sur la table, et compara cette réception avec celle qu’elle aurait attendue, jusqu’à la veille. La plupart des fonctionnaires affectés à Tiamat venaient de la même région de Newhaven, comme la majorité de la police, car l’Hégémonie estimait que l’efficacité était renforcée par une homogénéité culturelle. Et, au moins pour aujourd’hui, le fait qu’elle soit un des leurs à être honorée en présence de Kharemoughis semblait contrebalancer son sexe féminin. Elle salua dignement, remercia et prit une des chaises dépareillées au bout de la table.
— Comme vous le savez certainement tous, maintenant, déclara le Juge Suprême en reprenant sa place, le commandant Pala-Thion a découvert et déjoué au tout dernier moment une tentative de la Reine des Neiges de Tiamat de conserver le pouvoir…
Jerusha écouta avec gourmandise le rapport, en savourant chaque mot flatteur comme un parfum d’herbes rares. Dieux, je risquerais de m’y habituer ! Tout en étant un Kharemoughi, Hovanesse sentait bien qu’en sa qualité de Juge Suprême il partageait la gloire, et il en rajoutait. Il buvait souvent une gorgée d’un liquide incolore ; Jerusha se demanda si c’était de l’eau ou quelque chose pour atténuer la douleur d’avoir à lui faire des compliments.
— … Même s’il y a eu, comme nous le savons tous ici, une certaine controverse sur la nomination d’une femme au poste de commandant de police, je pense qu’elle a prouvé qu’elle était capable de relever le défi. Je ne suis pas sûr que notre choix initial pour ce poste, l’inspecteur-chef Mantagnes, aurait pu faire aussi bien face à la situation, si les rôles avaient été inversés.
Ça, c’est sûr ! pensa Jerusha en baissant les yeux avec une fausse modestie et réprimant un petit sourire.
— Je ne faisais que mon devoir. Votre Honneur, comme j’ai toujours essayé de le faire.
Et sans votre aide, pourrais-je ajouter ! Elle se mordit la langue.
— Néanmoins, commandant, intervint un des membres de l’Assemblée en se levant, vous terminerez votre service ici avec une citation flatteuse sur vos états de service. Vous faites honneur à votre monde et à votre sexe. (Cela fit tousser un ou deux Newhaveniens.) C’est la preuve qu’aucun monde, aucune race et aucun sexe n’a le monopole de l’intelligence ; tous peuvent et doivent contribuer à la grandeur et au bien de l’Hégémonie, sinon également, du moins selon leurs capacités individuelles…
— Qui écrit les graffiti dans sa cervelle ? marmonna aigrement le Directeur de la Santé publique.
— Je ne sais pas, murmura Jerusha derrière sa main, mais il est la preuve qu’en vivant des siècles on n’apprend rien.
Elle vit sa bouche se pincer sur un sourire et il leva les yeux au ciel avec une exaspération complice.
— Voudriez-vous dire quelques mots, commandant ?
Jerusha frémit mais comprit tout de suite que le parlementaire n’avait entendu parler que lui-même. Mes dieux, faites que je ne m’étrangle pas !
— Euh… Merci, monsieur. Je n’avais pas l’intention de faire un discours et je n’en ai vraiment pas le temps… ( Mais attendez un peu ! ) Cependant, puisque vous êtes tous là et que vous m’écoutez, il y a une question qui me paraît assez importante pour lui consacrer quelques minutes. (Elle se leva et s’appuya sur la table bancale.) Il y a quelques semaines, on m’a fait part d’un fait extrêmement troublant, sur les ondins… ces créatures tiamataines qui nous fournissent l’eau de vie, précisa-t-elle pour ceux qui l’ignoraient ou prétendaient ne pas le savoir. On m’a dit que le Vieil Empire a créé les ondins et les a dotés d’une intelligence de niveau humain. L’homme qui m’a dit cela avait reçu l’information directement par un Transfert de sibylle.
Elle regarda les réactions autour de la table, comme les petites vagues concentriques à la surface d’un bassin ; elle essaya de deviner si l’étonnement était sincère ou si l’Assemblée le savait, si les fonctionnaires étaient au courant, si elle était la seule dans cette pièce à avoir été aveugle… Mais s’ils simulaient leur stupéfaction, ils étaient excellents comédiens. Des murmures de protestation s’élevèrent de tous côtés.
— Est-ce que vous voulez nous dire que l’on prétend que nous avons exterminé une race intelligente ? s’indigna Hovanesse.
Elle hocha la tête, baissant les yeux, marchant sur des œufs.
— Involontairement, bien sûr, sans le savoir, répondit-elle en revoyant les cadavres sur la plage, mais en les tuant tout de même. Je suis sûre qu’aucun de vous, ici, aucun membre de l’Assemblée hégémonique, ne permettrait une chose pareille. (Tout en parlant, elle faisait exprès de regarder le plus âgé des Porteurs de l’Insigne, un homme de plus de soixante ans qui devait être là depuis assez longtemps.) Mais quelqu’un l’a su autrefois, puisque nous connaissons l’eau de vie.
S’il savait, cela ne se voyait pas sur sa figure ; du moins elle ne le voyait pas et elle se demanda soudain pourquoi elle y tenait tant. Un des Kharemoughis intervint :
— Vous laissez donc entendre que nos ancêtres ont consciemment caché la vérité, afin d’avoir l’eau de vie pour eux ?
La dure insistance, sur le mot ancêtres, ne put échapper à Jerusha qui comprit qu’elle avait fait un faux pas. Critiquer les ancêtres d’un Kharemoughi, c’était comme si l’on accusait d’inceste quelqu’un de son propre peuple. Mais elle hocha la tête avec fermeté et obstination.
— Quelqu’un l’a caché, oui, monsieur.
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