Hovanesse but une gorgée.
— C’est une accusation particulièrement grave et déplaisante à faire dans un moment pareil, commandant Pala-Thion.
— Je sais. Votre Honneur. Mais je ne vois pas qu’il y ait d’auditeurs plus qualifiés. Si c’est vrai…
— Qui a porté cette accusation ? Quelles sont ses preuves ?
— Un extramondien du nom de Ngenet ; il a une plantation, une concession de terres ici à Tiamat.
— Ngenet ? ricana le Directeur des Communications. Ce renégat ? Il prétendrait n’importe quoi pour porter tort à l’Hégémonie ! Tout le monde le sait dans le gouvernement. La seule attention qu’il mérite de votre part, commandant, c’est une cellule de prison !
Jerusha sourit froidement.
— Il m’est arrivé de l’envisager, dans le temps. Mais il affirme que cette information lui vient d’une sibylle ; elle serait assez facile à confirmer en interrogeant une autre sibylle.
— Je ne porterai jamais atteinte à l’honneur de mes ancêtres en me livrant à un acte aussi déloyal, marmonna un autre Kharemoughi.
— Il me semble, dit Jerusha en se penchant de nouveau sur la table, que l’avenir de la population de ce monde, humaine et non humaine, devrait avoir beaucoup plus d’importance que la réputation de Kharemoughis retombés en poussière il y a un millénaire. Si un tort a été fait, avouons-le et réparons-le. Si nous fermons les yeux sur un massacre, nous ne valons pas plus cher que la Reine des Neiges. Nous sommes pires… éclaboussés du sang d’êtres innocents, par les esclaves et les laquais qui ne font qu’obéir à ce que nous exigeons, tandis que nous les punissons pour notre propre culpabilité en les maintenant à l’Âge du Feu !
Effarée par les mots qu’elle entendait tomber de sa bouche, Jerusha retomba sur sa chaise. Un silence de mort accueillit sa péroraison. Immobile, elle avait fortement conscience de sa respiration oppressée et de leur bienveillance qui fondait comme neige au soleil.
— Excusez-moi, messieurs. Je… J’ai commis un impair. Je sais qu’il est dur d’affronter pareille accusation, c’est pourquoi j’ai eu tant de mal à décider de ce que je devais faire, si je devais rédiger un rapport…
— Pas de rapport, trancha Hovanesse.
Elle le regarda, étonnée ; puis son regard fit le tour de la table, la rage froide des Kharemoughis, le ressentiment furieux des Newhaveniens. Idiote ! Quelle idée de penser qu’ils voudraient regarder la vérité en face ?
— L’Assemblée examinera cette affaire quand nous aurons quitté Tiamat. Lorsque nous aurons pris une décision, le Centre de coordination hégémonique de Kharemough sera averti de tout changement de politique qui doit être apporté.
— Vous interrogerez au moins une sibylle, dit Jerusha en se tordant les mains sous la table, mourant d’envie d’une poignée d’iestas.
— Nous en avons une parmi nous, à bord, dit quelqu’un sans répondre directement.
Je plains la pauvre fille, avec une clientèle pareille, pensa-t-elle et elle se demanda si cette question-là serait jamais posée une deuxième fois.
— Quoi qu’il en soit, reprit sévèrement Hovanesse, notre décision ne vous concernera pas, Jerusha ; vous passerez le reste de votre carrière, et de votre vie, à des années-lumière de Tiamat, comme nous tous. Nous comprenons votre souci, nous apprécions votre franchise. Mais cette affaire et Tiamat seront désormais de pure forme.
— Sans doute, Votre Honneur. ( Et même la pluie ne tombe pas si elle ne tombe pas sur vous. Elle se leva et les salua d’un geste raide.) Merci de m’avoir accordé votre temps et de m’avoir invitée. Mais je dois retourner à mes devoirs avant qu’ils deviennent eux aussi purement formels.
Elle tourna les talons sans attendre d’être congédiée et sortit rapidement de la salle. Elle était déjà dans le hall quand Hovanesse la rappela. Elle se retourna, mi-brûlante, mi-glacée, et vit qu’il était seul. Elle distinguait mal son expression.
— Vous n’avez pas laissé à l’Assemblée le temps de vous faire part de votre nouvelle affectation, commandant.
Ses yeux reprochaient à Jerusha son manque de tact et son ingratitude envers les membres de l’Assemblée, mais il n’en souffla mot.
— Ah oui…
Elle prit machinalement l’imprimante, d’une main engourdie, en se demandant avec inquiétude ce qu’allait être son avenir.
— Vous n’allez pas la lire ?
Ce n’était pas une demande distraite ni même aimable et elle sentit l’engourdissement la gagner tout entière. Elle faillit refuser mais une certaine perversité la retint, la poussa à relever le défi.
— Oui, bien sûr, marmonna-t-elle.
Elle parcourut le papier bulle, un peu au hasard. La police de Tiamat allait être divisée, comme elle s’y attendait, réaffectée sur plusieurs mondes différents. Mantagnes restait inspecteur-chef. Et elle… elle trouva enfin son nom et lut…
— Il doit y avoir une erreur, dit-elle avec le calme de l’incrédulité totale, et elle relut : un commandement de secteur, presque l’égal de sa position à Tiamat, mais à la Base Paradis, à Syllagong, sur Grande Bleue. Il n’y a rien, là-bas, qu’un désert de scories.
— Et la colonie pénitentiaire. L’extraction intensive du minerai est d’une importance considérable pour l’Hégémonie, commandant. Il est question d’y créer une colonie supplémentaire ; c’est pourquoi on y augmente les forces de police.
— Noms des dieux, je suis officier de police ! Je ne veux pas diriger un camp de prisonniers ! protesta-t-elle, la main crispée sur le mince feuillet. Pourquoi suis-je envoyée là-bas ? À cause de ce que je viens de dire, là ? Ce n’est pas ma faute si…
— C’était l’affectation prévue, commandant. Mais à cause de votre réussite, vous avez été promue commandant de secteur.
Il parlait lourdement, avec toute la satisfaction d’un homme qui a toujours vécu d’influences et de renseignements secrets.
— Il est tout aussi important de réhabiliter les malfaiteurs que de les arrêter. Quelqu’un doit le faire et vous avez prouvé votre valeur dans une situation difficile.
— Une impasse ! s’écria-t-elle, en sachant fort bien qu’en discutant elle ne ferait que s’humilier davantage, mais sa colère prit le dessus. Je suis commandant de la police de toute cette planète. Je viens de recevoir une citation flatteuse. Je ne vais pas laisser ma carrière s’anéantir !
— Bien sûr, répliqua-t-il avec condescendance. Vous pourrez en discuter avec les membres de l’Assemblée, mais j’avoue que vous ne vous êtes pas fait d’amis en vous livrant à ces accusations outrageantes et répugnantes. Parlons carrément, commandant ! Nous savons tous deux que vous devez votre place au sommet à l’intervention de la reine. D’ailleurs, la seule raison pour laquelle vous aviez été nommée inspecteur, c’était pour lui plaire. Cette nouvelle position est plus que ce que vous méritez. Vous savez aussi bien que moi que jamais les hommes sous votre commandement, ici, n’ont accepté les ordres d’une femme. ( Mais c’était à cause d’Arienrhod ! Tout va changer, maintenant, a déjà changé ! ) Le moral était épouvantable, l’inspecteur-chef Mantagnes me l’a souvent confié. On n’a pas besoin de vous dans la police, on ne veut pas de vous. Que vous acceptiez cette affectation ou donniez votre démission, cela ne regarde que vous. Cela nous est complètement égal.
Il croisa les mains dans son dos et resta planté devant elle comme un mur. Elle se rappelait les flatteuses banalités qu’il lui avait débitées il y avait moins d’une demi-heure. C’est vous qui avez manigancé ça, vieux salaud ! Je le voyais venir ! Mais après hier j’avais pensé… j’avais cru…
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