Et maintenant, plus question pour elle de quitter ce monde, quoi qu’elle fasse. Ah, dieux, pourquoi est-ce que je ne fais jamais rien de bien ? Elle serra fortement ses bras autour d’elle, parce qu’il ne restait personne pour la réconforter, personne qu’elle pût tenir dans ses bras. Elle sentit le regard de Pala-Thion posé sur elle et trouva dans ses yeux une compassion inattendue. Tournant imperceptiblement la tête, le commandant regarda Oyarzabal puis passa outre.
Tor fit quelques pas, toujours en se serrant, en se protégeant, et s’approcha d’Oyarzabal. Elle l’embrassa brièvement sur la bouche, recula et quand il voulut suivre, les Bleus le retinrent.
— Adieu, Oyar.
Il ne répondit pas. Les Bleus l’emmenèrent hors de la salle. Tor retourna auprès de Pollux. Pourquoi, mais pourquoi est-ce qu’on ne veut jamais de ce qu’on a avant de l’avoir perdu ?
Jerusha se pencha sur le bureau d’écrou pour regarder disparaître le Dr C’sunh et les autres assassins ratés vers l’aile de détention. Ah, douce vengeance ! Mais il n’y avait aucune douceur dans son sourire. Elle avait démonté la machination d’Arienrhod au tout dernier instant ; et, même si elle ne pouvait toucher elle-même la reine, elle avait lancé les Étésiens à ses trousses. Elle était sûre qu’ils la garderaient étroitement jusqu’au jour de son exécution. Peut-être y avait-il une justice dans l’univers, après tout.
— Marchétoile !
Tor Marchétoile regarda entre les uniformes bleus des hommes qui se félicitaient mutuellement ; elle était assise et buvait du thé fort sous le regard attentif de Pollux. Elle se leva de son banc, écarta les policiers et s’approcha du bureau ; Jerusha la considérait avec un intérêt étonné. La combinaison de Tor recouvrait beaucoup moins de peau qu’elle n’en découvrait ; sa démarche était celle d’un docker et elle paraissait indifférente aux regards lubriques des hommes. Une figure pragmatique, pas bien jolie, émergeait du maquillage défait ; ses cheveux mous, sans couleur définie, étaient coupés à la diable, à hauteur des oreilles. Mes seigneurs, il y a un être humain là-dessous ! Jerusha se souvint qu’un des prisonniers semblait être amoureux de cet être humain. Merde, pourquoi est-ce que le mal ne peut être mal, et le bien être bien ? Pourquoi est-ce que ce n’est jamais simple ? J’en ai assez du gris. Elle se secoua quand Tor s’arrêta devant elle.
— Alors, comment ça va ?
Tor haussa les épaules, un bout d’étoffe glissa, elle le remonta.
— Pas trop mal… si on pense…
Elle regarda la porte menant aux cellules.
— Assez bien pour une déposition enregistrée ?
— Bien sûr… Probable que je n’aurai pas à comparaître au procès, hein ?
Le procès aurait lieu dans un autre monde, maintenant. Jerusha sourit, comprenant l’ironie du sort.
— Estimez-vous heureuse. Le Dr C’sunh a beaucoup d’amis et ils sont tous en extramonde. Au moins, une fois que nous aurons quitté Tiamat, vous ne risquerez plus rien de ce côté. Votre déposition fera autant de dégâts que vous en feriez en personne, du moment qu’elle est bien enregistrée. Et j’y veillerai, croyez-moi ! J’espère qu’elle suffira à épingler la Source ! S’il…
Elle fut interrompue par l’arrivée d’un nouveau groupe d’inconnus. Non, pas des inconnus. Elle se leva et vit tout le monde se retourner pour la regarder avec surprise.
— Qu’est-ce que…
— Arienrhod ?
— Moon !
Elle s’entendit crier le nom et Tor lui faire écho mais ne prit pas le temps de s’en étonner. Elle voyait deux solides Étésiens derrière la fille, portant le corps de Gundhalinu.
— Merde… !
Moon hésita en voyant Jerusha contourner le bureau mais elle tint tête résolument alors que les policiers l’entouraient.
— Qui est-ce ?
— Gundhalinu !
— Je croyais qu’il était…
— Il est mort ?
Jerusha attrapa Moon par l’épaule, perdant tout espoir.
— Non !
En la faisant pivoter, Jerusha vit son expression angoissée et la lâcha brusquement.
— Non, il n’est pas mort, mais il est malade, il a besoin d’un médecin.
Moon tendit une main vers lui, sans l’atteindre tout à fait.
— Ça ne vous a pas beaucoup gênée, il y a deux jours !
Jerusha se tourna vers la tête ballottante de Gundhalinu, ses yeux fermés, sa figure exsangue et en sueur. Elle fit signe à deux de ses hommes de le prendre des mains des Étésiens.
— Portez-le au centre médical, vite ! Et avec précaution, bons dieux ! Il m’est plus précieux que des diamants.
Ils l’emportèrent avec précaution. Les deux Étésiens saluèrent Moon, respectueusement, et ressortirent dans la ruelle. Moon ne tenta pas de les suivre, ni de suivre Gundhalinu autrement que des yeux. Elle avait trouvé une longue robe dorée, Jerusha ne savait où, et même avec ses cheveux en désordre tombant sur sa figure sa ressemblance avec Arienrhod était incroyable.
— Vous êtes arrêtée, Marchalaube, au cas où vous l’auriez oublié.
Dieux des dieux, c’est trop pour un seul jour. Elle fit signe à un autre policier. Moon fit une grimace.
— Je ne vous ai pas oubliée, commandant. BZ… L’inspecteur Gundhalinu… Je me suis échappée. Il m’a retrouvée. Il me ramenait ici quand il s’est effondré, dit-elle vivement, sans réfléchir.
Jerusha décrocha les menottes de sa ceinture.
— Mais comment donc ! C’est la plus belle blague que j’ai jamais entendue ! Heureusement, je préfère y croire, pour Gundhalinu.
Elle vit la gorge tatouée de la jeune fille, se souvint brusquement qu’elle était une sibylle et, à contrecœur, elle raccrocha ses menottes.
— Je suppose que ce ne sera pas nécessaire, sibylle. Mais vous n’êtes pas venue ici pour me raconter ça. Pourquoi diable êtes-vous là ?
Moon eut un bref sourire ironique ; l’expression ne lui allait pas. Elle reprit son air grave.
— Je suis venue parce que la reine veut déclencher une peste pour tuer tous les Étésiens de la ville et je sais qui va la déclencher.
— Vous arrivez trop tard, répliqua triomphalement Jerusha mais sa satisfaction disparut quand elle vit la réaction de Moon. Non, je veux dire que nous l’avons déjà empêché. Nous tenons les coupables, ils sont nos hôtes permanents en ce moment.
Elle fit un geste du côté des cellules, radoucie à la chaleur du sourire de la chance. Moon regarda par-dessus son épaule, vers la porte, puis se tourna vers Jerusha, atterrée à la pensée qu’elle avait sacrifié sa liberté pour rien.
— Déjà ? C’est fini ? Ils n’ont pas…
— Non. Les Étésiens ne risquent rien. Arienrhod a échoué et elle est aux arrêts dans le palais. Elle n’échappera pas à votre Dame.
Un agent qui passait la félicita et elle lui sourit. Moon hésita, comme si elle ne savait que craindre, comme s’il y avait d’autres choses qu’elle ne comprenait pas.
— Comment… comment l’avez-vous découvert ? demanda-t-elle faiblement.
— Par hasard, grâce à la collaboration involontaire de…
Jerusha se tourna vers Tor, qui écoutait derrière elle.
— Salut, petite, dit Tor en levant une main et Moon cligna des yeux en la reconnaissant. Hé, Pollux, viens ici !
— Persiponë ? murmura Moon, surprise par la figure démaquillée et encore incertaine, avant de se tourner vers le polrob qui s’approchait d’elles.
— Pourquoi est-elle arrêtée ? s’indigna Tor, un peu trop impressionnée par son rôle de témoin clef. Ce n’est pas un crime de ressembler à la reine, du moins pas d’après nos lois.
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