— BZ ! hurla-t-elle dans le tumulte alors que les deux groupes enragés se heurtaient, et elle attira son regard, le sentit comme une caresse.
Gundhalinu repoussa un dernier Étésien et se fit assez de place pour dégainer son arme et la montrer bien haut à la foule.
— Arrêtez ! Arrêtez !
Il saisit par l’épaule la harpie brandissant la perche, la lui arracha et la lança violemment dans la fosse.
— Ça suffit, Hiverniens. Reculez… dégagez… tous !
— De quel droit viens-tu intervenir chez nous, étranger ? C’est une affaire d’Hiver, la loi d’Hiver…
— Ça, c’est sûr, marmonna BZ en se tournant de nouveau vers Moon alors qu’il ménageait pour elle une brèche dans le mur humain. Cette femme est en état d’arrestation, elle est à moi.
Moon surprit le léger clin d’œil et sourit malgré elle.
— C’est la reine, inspecteur Gundhalinu ! cria rageusement un Étésien. Et elle est à nous. Elle n’ira nulle part avant le Changement.
Les mots étaient implacables.
— Ce n’est pas Arienrhod ! C’est une Étésienne, une sibylle ! Regardez sa gorge ! cria BZ en faisant un geste. Si vous voulez Arienrhod, vous devrez passer par là…
Suivant son propre mouvement, il regarda pour la première fois l’ampleur de la salle calme et perdit toute expression.
— Qu’est-ce… ?
— Qu’est-ce que vous voulez à notre reine, éleveurs de poissons ? glapit la femme au turban qui avait perdu tout contrôle en perdant le collier de sibylle. Vous n’avez pas le droit de venir au palais tant qu’il appartient encore à l’Hiver !
— C’est nous que votre reine veut ! cria un Étésien. Elle cherche à nous tuer et nous ferons en sorte qu’elle ne s’en tire pas comme ça ! Et qu’elle s’en aille à la Dame pour la troisième fois !
Moon écoutait sans bouger, éperdue de bonheur, de joie en entendant l’accent grasseyant d’Été.
— Je suis Moon Marchalaube Étésienne, dit-elle d’une voix sourde. La reine est à l’intérieur. Traversez par le pont maintenant ! Tant que j’y suis, vous ne risquerez rien.
Elle leur fit signe d’avancer et BZ la regarda avec stupéfaction.
La foule s’approcha avec plus d’assurance, en voyant son trèfle et mit sa confiance dans le symbole. La foi de Moon vacilla lorsque le premier Étésien la rejoignit sur le pont, mais l’air resta au repos ; l’Étésien sourit brièvement et inclina la tête au passage. Un par un, les autres suivirent, marchant nerveusement mais poussés par le furieux désir d’atteindre leur but. Moon attendit que le dernier eût mis le pied sur la terre ferme, de l’autre côté, avant de quitter enfin le pont. Les Hiverniens reculèrent de mauvaise grâce, en les surveillant, Gundhalinu et elle. Elle se retourna quand elle fut près de lui et entendit derrière elle un gigantesque soupir. Elle vit alors les murs-tempête s’ouvrir comme des ailes langoureuses, elle sentit se lever les vents glacés, les rideaux s’animèrent et se gonflèrent. La fosse gémit et gronda, empestant la mer.
— Dieux ! Père de tous mes ancêtres, souffla BZ. C’était vous qui reteniez le vent. Comment… comment avez-vous fait ?
Il gardait une certaine distance entre eux. Moon serra ses bras autour d’elle.
— Je ne peux pas vous le dire. Je ne le sais même pas.
C’est à Escarboucle et je ne pourrai jamais le dire. À personne. Jamais personne ne doit savoir. Elle descendit au fond de la fosse par la pensée, jusqu’à la mer et dessous, dans l’écorce même de la planète où se trouvait l’ultime réceptacle de la sagesse humaine, l’omniscience secrète.
— Emmenez-moi d’ici, BZ. Ce n’est pas un endroit pour une sibylle. Les Hiverniens ont raison, c’est trop dangereux.
Elle sentait, comme des attouchements physiques, les regards hostiles et incrédules des courtisans.
BZ l’escorta hors de la Salle des Vents avec une correction réglementaire, dans le couloir et jusque dans l’immense vestibule décoré de paysages du règne d’Hiver. Personne ne les suivit. BZ maintenait toujours une petite distance entre eux. Moon se secoua mentalement, chercha dans les fragments éblouissants des dernières heures le terrible secret qui avait tout primé jusqu’à ce qu’elle descende du pont.
— Que faisaient-ils ici, les Étésiens ? Est-ce qu’ils vous ont dit ce qu’Arienrhod ( qui a failli me tuer ! ) a fait ?
Il secoua la tête, absorbé pour le moment dans la contemplation de ses pieds.
— Je n’y ai rien compris ; ils étaient trop pressés. Je crois qu’ils n’en savaient même rien. Il suffit d’une rumeur ridicule pour mettre le feu aux poudres.
— Ce n’est pas une rumeur, c’est vrai. Et ils ne l’empêcheront pas en la retenant prisonnière. Elle a engagé des extramondiens pour déclencher une peste.
Moon lui lança cela sans réfléchir. Il s’arrêta net.
— Quoi ? Comment savez-vous… ?
Il s’interrompit, entrevoyant les possibilités.
— Sparks me l’a dit.
— Sparks… Ainsi, vous l’avez trouvé. Et c’est… et vous et lui, vous vous…
— Oui.
— Je comprends…
Il s’appuya contre le mur et, prenant prétexte d’une quinte de toux, il garda la tête détournée pendant un long moment. Elle comprit que ce n’était pas à cause de ce qu’il avait vu dans la Salle des Vents qu’il hésitait à la toucher.
— Il n’est pas sorti avec vous.
— La… Arienrhod nous a surpris. Elle l’a repris.
Moon se retourna, le cœur déchiré. Mais l’incitation d’une prescience étrangère l’éperonna encore une fois : Laisse-le. Laisse-le. Pars tout de suite…
— Il ne risque rien, maintenant que les Étésiens sont là pour garder la reine. Ils ne le connaissent pas, assura-t-elle, se fiant au pouvoir qui la protégeait pour qu’il le protège aussi. Je dois empêcher la peste. Je sais qui s’en est chargé. Sparks m’a tout dit. Je dois aller avertir quelqu’un, la police…
— Il ne vous a donc pas donnée aux ennemis des sibylles ? demanda BZ comme si son esprit refusait d’abandonner cette idée.
Il essuya son front sur sa manche, ouvrit son col.
— Non. C’est Arienrhod.
— Arienrhod ! Mais je croyais qu’elle…
Il n’acheva pas sa phrase, c’était inutile. Elle sentit sa muette compassion se tendre vers elle, prit distraitement une mèche de ses cheveux, l’enroula autour de son doigt, la tira.
— Nous étions neuf, BZ… et aucun de nous ne lui convenait. Nous n’étions pas ce qu’elle voulait que nous soyons. Alors elle… elle nous a abandonnés, jetés. (Moon leva une main, pour un adieu à sa propre âme perdue. Mais des rayons ensoleillés pénétrèrent soudain sa vision embrumée.) Vous saviez. Vous étiez au courant, pour moi. Pourquoi m’avez-vous laissée venir, avez-vous eu confiance en moi ici ? Si vous avez toujours su ?
— J’ai toujours su qu’elle ne vous avait pas créée à son image. Croyez-vous que je passerais tellement de temps avec vous et que je ne sentirais pas la différence entre vous deux ? dit-il en souriant avec plus d’assurance. Et bientôt elle va maudire sa hâte à se débarrasser de vous. Allons, partons et dites-moi ce que vous savez du complot.
Moon se remit en marche, les cicatrices du chagrin réchauffées par sa confiance apaisante ; ils s’approchèrent de la porte monumentale du palais, de la fin d’Hiver. Elle raconta tout ce qu’elle savait, en se forçant à maintenir son esprit sur la voie étroite à travers les solitudes. Les battants s’ouvrirent, laissant pénétrer la force vitale de la ville, les aspirèrent de nouveau dans son tourbillon d’animation. Il n’y avait plus de garde royale à l’entrée mais un groupe d’Étésiens belliqueux, accroupis pour faire le guet à leur tour. Moon resta tout près de BZ, dans son ombre, jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’ils ne savaient pas du tout à quoi ressemblait la reine. Elle en vit un ou deux regarder son trèfle avec étonnement.
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