Joan Vinge - La reine des neiges

Soulevant le menton de Moon, la reine lui leva la figure… Personne d’autre… Moon regarda au fond des yeux d’Arienrhod, écouta la voix qui lui parlait comme une mère, elle contempla le jeune visage, se vit dans la glace… les yeux qui l’entraînaient dans l’infinie spirale du temps… Qui suis-je ? Qui suis-je ?

— Je suis étésienne ! Et vous voulez tuer mon peuple !

Arienrhod eut un brusque mouvement de recul, l’instant de tendresse brisé.

— Il t’a dit ça… Quel imbécile ! Il ne voit pas que ce n’est pas son peuple, ni le tien, Moon. Tu es moi. Tu es une Hivernienne de cœur, tout comme Sparks est un extramondien ! Tu as été en extramonde, tu sais comment l’Hégémonie nous oppresse, tu as vu ce qu’elle nous refuse, ce qu’elle garde pour elle en nous exploitant. N’est-ce pas ?

Elle exigeait une réponse. Moon leva les yeux, vit la mort d’innombrables ondins parmi les innombrables étoiles.

— Le Changement doit être changé.

— Alors tu comprends comment l’absurde superstition antitech des Étésiens nous maintient enchaînés alors que les extramondiens sont partis. Jamais nous ne nous libérerons de leur domination à moins d’avoir le temps de développer une technologie de base bien à nous. Sinon, comment garderions-nous seulement le peu de ce que les extramondiens nous laissent, si nous ne détruisons pas le processus du Changement ?

— Pas en détruisant mon peuple !

Mon peuple, c’est mon peuple ! Moon effaçait l’image-reflet d’Arienrhod, la cachait avec les souvenirs de sa famille, de son enfance, de son univers des îles.

— Comment, alors ? insista patiemment Arienrhod. Comment les convaincrons-nous autrement, ou les convertirons-nous ?

Pourtant, elle avait l’air d’écouter réellement, de s’attendre à une véritable alternative.

— Je suis une sibylle, dit Moon le cœur serré de faire cet aveu à la Reine des Neiges mais elle le savait déjà. Quand je leur dirai la vérité sur ce que je suis, quand je leur prouverai, ils m’écouteront.

Déçue, Arienrhod fronça les sourcils.

— J’aurais cru que tu perdrais ton obsession pour ces mômeries religieuses, après être allée en extramonde. Il n’y a pas plus de Mère de la Mer pour te farcir la tête de sornettes sacrées qu’il n’y a mille dieux de l’Hégémonie, sinon pour servir de jurons aux extramondiens.

Une rafale de vent monta de la fosse, apportant une odeur d’algues. Moon frissonna malgré elle sous sa cape. Mais Arienrhod, enveloppée de voiles diaphanes, rit de sa peur.

— Les sibylles ne sont pas…

Moon s’interrompit. Elle ne connaît pas la vérité. Elle ne peut pas savoir… Elle comprit soudain qu’elle avait une arme secrète et qu’elle avait failli la révéler. Son assurance revint ; elle s’efforça de rester impassible, de crainte qu’Arienrhod lise son secret dans ses yeux.

Mais la reine était absorbée par son dessein.

— Je sais pourquoi tu voulais être une sibylle. Parce que tu ne pouvais pas être reine. Mais tu le peux, maintenant… (Une lueur brilla dans l’agate translucide de ses yeux.) Oublie l’Été ! Tu peux partager tout un monde avec moi, un monde à jamais d’Hiver. Rejette ton trèfle et porte une couronne. Tranche les liens qui te retiennent à ces bigots à l’esprit étroit, sois libre de penser librement et de rêver. (Elle rejeta dans l’abîme un symbole invisible. Moon sentit la morsure du vent dans son dos.) Ils ne t’accepteront jamais comme une des leurs, pas plus qu’ils n’auront confiance en ce que tu es à présent. Il est trop tard pour les sauver, d’ailleurs. Les rouages ont été mis en mouvement. Tu ne peux pas empêcher leur destin, tu ne peux rien y changer… Accepte-le. Règne avec moi, comme tu aurais régné après moi. Nous bâtirons ensemble notre rêve d’un nouveau monde. Nous pouvons réussir ensemble, nous partagerons tout…

Étincelante de passion, la reine tendit les bras. Moon leva ses deux mains, hypnotisée par l’indéniable réalité de son propre moi, son moi original… formé à l’image de sa créatrice…

— Arienrhod, dit Arienrhod.

Moon recula en se rendant compte qu’Arienrhod ne la voyait pas, ne comprenait pas que les mots destinés à enjôler, à séduire, frappaient et meurtrissaient son autre moi comme des pierres. Son égoïsme ne lui laissait voir que ce qu’elle voulait voir… elle-même. Et vous vous trompez. Une inébranlable et profonde certitude, plus forte que sa croyance, s’empara de Moon comme si elle avait été mise à l’épreuve à son insu et avait prouvé sa valeur.

— Et Sparks ? demanda-t-elle, entendant sa propre question, cassante comme de la glace, répondre aux espérances de la reine. Allons-nous le partager aussi ?

L’expression placide d’Arienrhod s’altéra mais elle hocha la tête.

— Pourquoi pas ? Comment pourrais-je être jalouse de… moi-même ? Me refuser quelque chose ? Il nous aime toutes les deux, comment peut-il s’en empêcher ? Pourquoi devrait-il le nier ?

Comme si elle devait se forcer à le croire.

— Non.

Arienrhod eut un curieux sursaut.

— Non ? Non quoi ?

— Plus jamais, déclara Moon, en se redressant comme si les mots lui donnaient une force infinie. Je ne suis pas Arienrhod.

— Mais si, tu l’es, voyons, insista la reine, parlant comme à une enfant obstinée. Nous avons les mêmes chromosomes, le même corps, le même homme et le même rêve. Je sais que ce doit être difficile à accepter pour toi, alors que tu ne t’es jamais doutée… Je ne voulais pas que cela arrive de cette façon. Mais comment peux-tu nier la vérité ?

Moon faiblit, mais sa certitude durcit sa résolution.

— Parce que je sais que ce que vous comptez faire est mal. C’est mal. Ce n’est pais la bonne manière.

— Pourquoi serait-ce mal de changer le monde pour le rendre meilleur, alors qu’on a le pouvoir de le faire ? Le pouvoir du changement, de la naissance, de la création… Tu ne peux pas séparer ces choses de la mort et de la destruction. C’est la voie de la nature, la nature du pouvoir… son inexorabilité, son amoralité, son indifférence.

Moon leva la main vers le symbole à sa gorge.

— Le vrai pouvoir, c’est le contrôle. Savoir que l’on peut faire n’importe quoi et ne pas le faire uniquement parce qu’on peut. Des milliers d’ondins sont morts pour vous permettre de conserver votre pouvoir tant que les extramondiens étaient ici, et maintenant des milliers d’êtres humains vont mourir pour que vous puissiez le garder quand ils seront partis. Je ne vaux pas mille vies, ni cent, ni dix, ni même deux… et vous non plus. Si je dois croire qu’être ce que je suis signifie que je détruirais Sparks et ceux qui m’ont tout donné, alors jamais je n’aurais dû naître. Mais je ne le crois pas, je ne le sens pas, s’écria farouchement Moon. Je ne suis pas ce que vous êtes, ni ce que vous croyez que je suis, ni ce que vous voulez que je sois. Je ne veux pas de votre pouvoir. J’ai le mien !

De nouveau, elle se toucha la gorge. Arienrhod fronça les sourcils et sa colère glaça Moon.

— Ainsi, ils étaient tous imparfaits, ratés… même toi. J’ai toujours cru que je pouvais fournir ce qui te manquait… mais non ; personne ne peut te le donner. Tu es faible, sans courage. Grâce aux dieux, je n’ai plus à compter sur toi pour atteindre mon but.

Moon baissa les yeux sur ses mains, ses poings crispés.

— Alors nous n’avons vraiment plus rien à nous dire, après tout. Vous avez promis que je pourrais partir.

Elle fit un pas vers le pont, le cœur battant.

— Moon ! Attends ! cria Arienrhod en la rattrapant, en la saisissant pour la faire revenir. Peux-tu réellement me laisser ainsi ? Si facilement ? Il n’y a donc aucun moyen pour nous de partager autre chose que notre fierté obstinée ? Tu devrais être la seule, entre tous, à comprendre tout ce que personne d’autre n’a jamais pu toucher en moi, les choses que je n’ai jamais pu donner à personne d’autre. Donne-moi un peu de temps, et peut-être apprendrai-je à atteindre ce qui est inaccessible en toi.