La voix de la reine s’était radoucie. Moon vacilla : une enfant sans père ni mère entendait sa propre voix crier son éternelle solitude, tentait d’accaparer sa force et de la doubler, mère et fille en une seule personne. Mais sa pensée lui montrait Sparks, le corps et l’esprit balafrés, et ce que son silence final lui avait fait jurer.
— Non, nous ne pouvons pas. Il ne reste plus de temps.
Arienrhod rougit ; la douceur disparut de sa figure, elle redevint la dame de fer inflexible. Elle leva la main comme pour gifler Moon mais saisit à la place son large collier et tira violemment, rompant les fils.
— Tu crois pouvoir m’arrêter. Alors pars, si tu le peux ! Mes courtisans savent que tu es une sibylle Étésienne, dit-elle en faisant signe aux Hiverniens qui attendaient toujours patiemment au-delà du pont et derrière elles. Et ils savent que tu es venue ici déguisée à mon image, pour commettre une trahison. Si tu arrives à leur faire croire que tu n’es rien de tout cela, alors tu mérites de partir librement… et de faire partie de moi.
Elle tourna brusquement les talons et repartit seule vers les appartements du palais.
Quand elle s’approcha, les courtisans s’avancèrent, s’inclinèrent devant elle au passage et vinrent entourer Moon. Elle suivit des yeux Arienrhod, qui ne se retourna pas, jusqu’à ce qu’elle la perde de vue au-delà du mur mouvant des figures vindicatives.
— Alors, commandant ? J’espère que vous avez apprécié le banquet de la reine ?
L’inspecteur-chef Mantagnes, qui n’espérait pas du tout cela, interrompit sa conversation avec le sergent quand Jerusha entra dans le calme du siège de la police, en quittant les rues bruyantes. Pratiquement tous les policiers étaient dehors, soit pour protéger le Premier ministre, soit pour patrouiller dans la fête. Les deux hommes la saluèrent mollement ; elle leur rendit machinalement leur salut. Mantagnes examina d’un air envieux son uniforme de parade. Elle savait qu’il avait passé la soirée à fulminer parce qu’il n’était pas à la réception, à sa place, qu’il était écarté aux yeux de ses compatriotes kharemoughis de la position qui lui revenait de droit.
— Je n’aime pas perdre mon temps, alors qu’il y a tant de travail, répliqua-t-elle en les toisant et elle enleva sa cape écarlate, dégrafa son col. Vous êtes relevé de votre commandement intérimaire, inspecteur.
— Oui, madame.
Il salua encore mais ses yeux rappelèrent à Jerusha qu’elle n’entendrait plus cela bien longtemps. Oui, espèce de salaud, votre heure va venir. Le rapport violent et défavorable de l’inspecteur-chef sur elle, ses manœuvres ambitieuses, l’assuraient que ses états de service seraient présentés sous le jour le plus noir. Ce poste marquerait la fin de sa carrière, elle perdrait son ancienneté et son rang, balayés sous le tapis de la réprobation officielle. Jamais plus elle n’aurait une chance d’obtenir un commandement ; elle serait expédiée dans un avant-poste perdu au bout de nulle part (reconnaissant sombrement qu’il y avait des endroits pires qu’Escarboucle). Et elle y pourrirait jusqu’à la fin de ses jours.
Dieux, j’en ai assez de l’arrogance des Kharemoughis ! Elle roula sa cape en boule, tout en se dirigeant vers son bureau. Si j’ai encore à voir une foutue tête dédaigneuse de Technocrate… Le visage de BZ s’interposa et elle ralentit. Encore une tête. Elle aurait donné tout au monde pour la voir maintenant, à côté d’elle. Mais il n’était pas arrivé avec sa prisonnière. Elle se dit qu’elle aurait dû s’en douter… mais comment diable pouvait-elle savoir que Gundhalinu, lui ! préférerait s’enfuir avec cette fille ? Parce que c’était évident ! Elle avait signalé dans son rapport qu’il était malade, qu’il n’était pas responsable de ses actes, et les dieux savaient que c’était sans doute plus vrai qu’elle ne voulait l’admettre.
Et, ce soir, elle avait vu Sparks Marchalaube, faisant ouvertement étalage de son immunité là, au banquet, buvant immodérément. Et Arienrhod, sereinement belle comme toujours, sereinement indifférente à son sort imminent alors qu’elle allait et venait parmi ses sujets et ses maîtres supposés… bien trop indifférente. La garce ! Qu’est-ce qu’elle manigance ?
— Bons dieux, qu’est-ce que ça fait là ?
Elle s’arrêta ; son regard alla de Mantagnes au policier-robot, le polrob immobile comme un arbre à la porte de son bureau.
— Pourquoi n’es-tu pas en service ? lui demanda-t-elle directement et comme il ne répondait pas, elle comprit qu’il n’était pas branché.
— Il fonctionne mal, expliqua Mantagnes avec irritation. Il est arrivé ici il y a un moment, avec une histoire incohérente sur sa loueuse hivernienne qui aurait été attaquée par des hommes de la reine. Probablement un dérangement dû à un syndrome de fin de bail. Il aurait besoin d’une révision complète. C’est absurde de laisser des indigènes ignorants s’occuper même de l’entretien partiel d’appareils sophistiqués comme celui-là.
— Même des indigènes ignorants s’étonneraient de devoir apporter à la police leurs servomécanos sans cerveau pour la moindre vis qui foire, grommela Jerusha.
Elle tourna machinalement la manette de mise en marche sur le torse du polrob, plus par exaspération que par curiosité et vit les voyants des senseurs s’allumer dans le crâne de plastique et d’acier. Elle jeta un coup d’œil à sa plaque d’identité : « Unité Pollux. »
— Qui est ta loueuse ?
— Merci, commandant !
Surprise, elle recula.
— S’il vous plaît, écoutez-moi, commandant. C’est urgent et je ne peux pas…
— Oui, oui, réponds simplement aux questions.
Jamais elle n’avait pu s’habituer à leurs voix.
— Ma loueuse est Tor Marchétoile Hivernienne, Tiamataine, sexe féminin, propriétaire en titre du casino de Persiponë.
Le robot frémissait d’impatience.
— Tu dis qu’elle a été attaquée par la garde de la reine ? Ça ne te regarde pas.
— Non, commandant. Par des extramondiens. Par son fiancé…
— Une querelle d’amoureux !
— … un certain Oyarzabal, employé du casino, et ses compagnons. Elle m’a appelé au secours et ils l’ont assommée avec un paralyseur. Je n’ai pas pu lui porter secours parce que la porte était verrouillée. Alors je suis venu chercher de l’aide ici.
— Tu sais pourquoi ils l’ont attaquée ? demanda Jerusha, son intérêt éveillé.
— Pas clair, commandant. Elle a peut-être gêné une activité illégale.
— Qui contrôle le casino ?
— Un certain Thanin Jaakola, sexe masculin, natif de Grande Bleue.
— La Source ?
Elle sentait que même Mantagnes écoutait, derrière elle.
— Oui, commandant.
— Rapporte tout ce que tu leur as entendu dire.
— OYARZABAL : Rien que les Étésiens, bons dieux, Perse. Pas les Hiverniens, ils ne risqueront rien ; la reine le veut comme ça. MARCHÉTOILE : Non, tu mens. Ça va tuer les Hiverniens aussi, la reine ne voudrait pas vous laisser nous tuer. Tu es fou, Oyar, lâche-moi. Pollux, au secours, Pollux.
Jerusha écoutait, irritée par la voix nasillarde, jusqu’à ce que la signification des mots pénètre son esprit, se résument à deux : la reine.
— Dieux de dieux ! J’ai trouvé ! J’ai trouvé ! Sergent ! cria-t-elle et, en se retournant, elle le vit près d’elle. Contactez les douze hommes les plus rapprochés du casino de Persiponë, dites-leur de s’y rendre immédiatement et de cerner l’établissement ! Mantagnes…
— Qu’est-ce que ça signifie, commandant ?
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