Il secoua la tête, un frisson les parcourut tous deux.
— Nous sommes des fantômes, des échos, des âmes perdues, prisonniers dans les limbes, des damnés de l’enfer.
Il lui lâcha enfin le menton.
— Sparks… Je t’aime, je t’aime. Je t’ai toujours aimé. (Tendres, murmurés, haletants, les mots étaient un charme pour apaiser une mer en furie.) Je sais ce que tu as fait, mais je suis ici. Parce que je te connais. Je sais que cela devait être ainsi. Je ne serais pas là si je ne croyais pas que nous pouvons à nous deux rattraper le temps perdu et réparer les torts. Si tu ne le crois pas, alors renvoie-moi… Mais d’abord va te regarder, regarde-toi dans la glace ! Ce n’est que toi, là, rien que moi à côté de toi. Nous sommes l’éveil, pas le cauchemar.
Lentement, il se détacha d’elle, roula de côté, la contempla.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qui est arrivé à ta joue ? C’est moi qui t’ai fait ça ?
Elle leva une main vers les vestiges jaunis de l’ecchymose et baissa la tête.
Il sauta du lit, pâle, sans expression, et marcha vers son reflet impassible. Il y appuya sa main, son front et Moon vit tout son corps se tendre comme un ressort.
— Sparks…
Il serra les poings et les abattit contre la glace, envoyant voler les débris de son image dans une grêle scintillante. Il recula, se retourna… Elle vit le sang ruisseler sur sa main comme un éclair fourchu.
Elle bondit hors du lit et courut vers lui pour lui prendre la main, la serrer, étancher le sang.
— Non ! cria-t-il presque joyeusement. Non ! Laisse-la saigner ! Tu ne comprends pas ? Je suis vivant ! Je suis vivant, Moon…
Il laissa échapper une espèce de rire qui n’en était pas un et ses yeux devinrent de la couleur des émeraudes, débordant de larmes. Il leva sa main ensanglantée vers sa figure mouillée.
— Moon, ma Moon à moi, murmura-t-il en la reprenant dans ses bras mais sans violence, sans autre douleur que celle du soulagement et de la renaissance. Vivant. Je revis…
Un brasier s’enflamma soudain en Moon. Elle dégrafa sa cape, la laissa tomber, se pressa encore plus près de lui. Ses doigts trouvèrent les crevés de la chemise, lui caressèrent la peau, tiède et lisse, découvrirent ses muscles souples. Il lui caressa les flancs, les hanches, le dos, la ramena lentement vers le lit, l’attira à côté de lui sur les draps frais, avec une tendresse infinie, cette fois.
— Non, laisse-moi… laisse-moi…
Il l’embrassa, doucement, fit glisser sa robe de ses épaules, le long de son corps, la lui ôta et elle eut l’impression que ses mains chantaient sur sa peau. Il se déshabilla ensuite, l’air gêné ; elle essaya de ne pas voir ses cicatrices.
Ils se rallongèrent ensemble et, en levant les yeux, elle ne vit à présent que l’instant reflété et le désir de son cœur. Ils se reprirent, lentement, presque timidement, redécouvrant les joies secrètes qu’ils avaient connues en Été. Le temps s’envola en spirale vers l’infini, Moon devenait la source de l’univers alors qu’il consacrait chaque partie de son corps à la réalisation de ses plaisirs. Il l’emmena au bord de l’extase avec un art qu’il n’avait jamais possédé et l’y maintint, planant dans les airs… la laissa tomber dans de glorieuses flammes d’où elle renaissait comme un phénix… inlassablement. Emportée au-delà de ses rêves, perdue dans le temps, elle lui répondait de son mieux, murmurait les mots d’amour immémoriaux qui ne savaient exprimer sa joie, réagissant instinctivement avec l’énergie passionnée que son désir si longtemps inassouvi libérait. Enfin ils retombèrent ensemble, consumés par le brasier, tièdes et doux comme des cendres dans les bras l’un de l’autre. Complets dans leur amour, entiers l’un dans l’autre, ils s’endormirent.
— Moon… Moon, réveille-toi !
Elle soupira, rêvant dans les braises tièdes, et garda les yeux fermés, craignant un peu de les ouvrir.
— Si, il le faut, insista Sparks. Nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps. La réception va bientôt prendre fin. Nous devons quitter le palais avant qu’Arienrhod me cherche partout… Mais la police me cherche aussi, ajouta-t-il peureusement.
— Je le sais. Nous trouverons un endroit où tu pourras rester jusqu’après le Changement.
— Le Changement ! s’exclama-t-il et il se raidit dans les bras de Moon. Ah, mes dieux… Ah, notre Dame !
Il se redressa, les poings crispés. Moon s’assit à côté de lui, brusquement réveillée, craintive. Pâle d’angoisse, il se tourna vers elle.
— Il n’y aura pas de Changement, si Arienrhod a les mains libres. Elle va déclencher une peste, ici en ville, qui tuera presque tous les Étésiens.
— Mais comment ? Pourquoi ?
— Elle a engagé un extramondien pour faire ça, un homme qu’on appelle la Source. Il fait beaucoup de son sale travail, il a même fait empoisonner le commandant de la police. Je l’ai payé aujourd’hui, en eau de vie… Elle veut rester reine et garder Hiver ici pour toujours. Voilà pourquoi.
Moon ferma les yeux, concentra sa pensée sur l’énormité de l’horreur pour ne pas voir la main de Sparks, qui y avait participé.
— Nous devons empêcher ça !
— Je sais, dit-il en rejetant les couvertures. Va chez les Bleus, Moon, et raconte-leur tout. Ils peuvent l’empêcher, s’il n’est pas déjà trop tard… Par les Yeux de la Mère ! Comment ai-je pu…
— Sparks, interrompit Moon, prise de panique en se rappelant pourquoi elle ne pouvait non plus aller à la police. J’ai été en extramonde. Et ils le savent.
— Ils te déporteront !
— Oui… Mais il faut qu’ils sachent.
— Alors nous irons tous les deux. Peut-être… Ils nous laisseront peut-être rester ensemble.
Il lui enlaça les épaules, laissa glisser sa main le long de son dos et elle eut la chair de poule. Rapidement, elle sauta du lit, sachant que si elle hésitait jamais elle ne pourrait se séparer de lui.
— Oui. Nous ferions bien de partir tout de suite.
Brusquement, elle se souvint que BZ l’attendait dehors et ferma un instant les yeux, pour cacher leur expression.
Ils s’habillèrent en silence. En quittant la chambre des miroirs, Moon jeta un dernier coup d’œil derrière elle avant que la lumière s’éteigne. Ils suivirent rapidement le couloir et s’aperçurent que maintenant la grande salle était obscure et silencieuse. Sparks serra les dents, prit un air furtif.
— Sparks… Souviens-toi que nous sommes chez nous, ici !
Elle remonta son capuchon pour cacher le désordre de sa coiffure et prit un port de reine. Il la regarda, approuva mais resta troublé. Ils descendirent, se glissèrent discrètement devant la porte ouverte de la grande salle, où des serviteurs fatigués faisaient disparaître les vestiges du banquet, et arrivèrent enfin à la Salle des Vents, pleine d’ombre et de gémissements, de vaisseaux fantômes éternellement à la dérive.
— Comment as-tu traversé la fosse ? chuchota Sparks et machinalement, Moon chuchota sa réponse.
— Avec ceci.
Elle leva le bras, lui montra la boîte de contrôle à son poignet. Il ouvrit des yeux ronds.
— Seule Arienrhod…
— Herne. Herne m’a montré comment m’en servir.
— Herne ! Mais comment… ?
— Plus tard… Je te raconterai tout, dit-elle alors que le souvenir lui revenait du chant qui l’avait envoûtée sur le pont. Aide-moi simplement à traverser, maintenant, et ne me laisse pas m’arrêter, quoi qu’il arrive.
Elle respira profondément et il acquiesça, mais de nouveau inquiet, sans comprendre de quoi elle avait peur.
Ils s’approchèrent du bord de la fosse, du pont. Moon sentit la respiration de la Mer, froide et humide contre sa figure congestionnée ; elle s’apprêta à presser la première touche de la séquence apaisante. Mais Sparks se retourna, pour un dernier regard vers le sombre passé. Elle tendit les mains, en proie à des doutes subits.
Читать дальше