Au même instant, l’air turbulent s’emplit de lumière, la salle se transforma. Clignant des yeux sans comprendre, ils se serrèrent l’un contre l’autre.
Ils n’étaient pas seuls.
— Arienrhod ! souffla Sparks.
Moon vit une femme, à l’entrée de la salle, entourée de courtisans richement vêtus et de gardes du palais. En se retournant, elle en vit d’autres qui attendaient au-delà du pont.
La reine ! Cette femme que Sparks appelait Arienrhod marchait lentement vers eux, ses traits se précisaient lentement. Moon vit les cheveux, d’un blanc de lait comme les siens, sculptés en chignon compliqué et couronnés d’un diadème… Elle vit la figure, son propre visage comme si elle se regardait dans une glace.
— C’est vrai…
Sparks ne répondit pas ; il ne regardait pas devant lui mais à droite et à gauche, cherchant le moyen de fuir.
Arienrhod s’arrêta devant eux et Moon perdit la notion de tout ce qui n’était pas la fascination du regard d’agate de la reine plongé dans le sien. Il n’y avait rien de sa propre stupéfaction dans les yeux de la reine. Elle eut l’impression qu’Arienrhod avait attendu éternellement ce moment.
— Ainsi, tu es venue enfin, Moon. J’aurais dû savoir que tu survivrais. J’aurais dû savoir que tu ne laisserais rien te détourner de ton but.
Arienrhod sourit avec une indiscutable fierté, curieusement teintée d’envie.
Moon soutint posément son regard, restant impassible. Mais à un niveau plus profond, elle sentait une vibration, comme un champ sonique, qui la désorientait. Elle m’attendait… comment savait-elle que je devais venir ?
— Oui, Majesté. Je suis venue chercher Sparks.
Elle parlait comme elle aurait lancé un défi, sachant instinctivement que cette femme saurait l’apprécier. La reine rit, un rire aigu, le bruit du vent agitant des feuilles couvertes de glace ; et, dans les échos déconcertants de ce rire, elle demanda :
— Tu viens m’enlever mon Starbuck ?
Sparks leva les yeux vers elle, vers les courtisans alors qu’elle dévoilait son secret ; mais ils étaient trop loin pour entendre ce qui se disait dans les soupirs de la fosse.
— Ma foi, tu es la seule qui le puisse, dit la reine et, encore une fois, Moon perçut l’envie secrète. Mais tu ne le garderas pas longtemps. Tu l’as vu hésiter. Tu ne crois tout de même pas qu’il pourrait se contenter d’Été alors qu’il a appartenu à Escarboucle ? Non, enfant de mon esprit… tu n’es encore qu’une enfant. Une femme incomplète, une maîtresse pitoyablement inexpérimentée.
— Arienrhod ! cria Sparks d’une voix déchirée par l’angoisse. Non…
— Si, mon amour. J’ai été émue. Tu étais très tendre avec elle. (Elle sourit et Moon rougit, outragée et humiliée.) Je sais tout ce qui se passe dans ma ville, vois-tu. Tu me déçois, Starbuck. Je ne peux pas dire que je sois surprise, cependant, et je veux bien te pardonner. Tu comprendras que c’était une erreur, quand tu auras eu le temps d’y réfléchir.
Elle lui offrait les mots, avec douceur, sans sarcasme. Elle leva une main et les gardes s’approchèrent, s’alignèrent en demi-cercle au bord de la fosse.
— Escortez Starbuck à ses appartements, et veillez à ce qu’il y reste.
Sparks sursauta.
— C’est fini, Arienrhod ! Tu sais que je suis libre, quoi que tu fasses pour me garder ici. Je ne changerai plus jamais. Tu ne me toucheras plus… (Il laissa échapper un long soupir frémissant.) À moins que tu laisses partir Moon. Laisse-la partir maintenant, et je ferai tout ce que tu voudras.
Moon ouvrit la bouche, fit un pas, mais il l’arrêta d’un coup d’œil. Elle suivit son regard pressant vers l’extrémité du pont… pour les avertir…
— Une fois que nous aurons causé, seules. Si elle veut toujours partir, je ne la retiendrai pas, promit Arienrhod en leur tendant les mains, avec franchise.
— Quoi qu’elle te dise, ne l’écoute pas. Promets-le-moi, promets-moi de ne pas croire ce qu’elle te dira !
Les gardes entourèrent Sparks. Moon voulut le toucher mais Arienrhod observait, comme elle avait observé… Sparks lui tendit les bras mais cette même certitude le retint et ses mains retombèrent. Les gardes l’emmenèrent.
Moon resta seule entre la reine et l’abîme. Le vent la léchait, aggravant le froid de son chagrin ; elle cacha ses frissons sous sa cape.
— Je n’ai rien à vous dire.
Les mots tombèrent de sa bouche comme des pierres. Elle tourna le dos à la reine, fit un pas vers le pont. Ne pense pas, n’y pense pas. Tu n’as pas le choix.
— Moon… mon enfant. Attends ! (La voix de la reine l’accrocha comme un hameçon.) Oui, je vous ai vus, mais tu n’as pas plus à en avoir honte que de voir ton propre reflet.
Furieuse, Moon se retourna.
— Nous ne sommes pas la même !
— Si. Et combien de fois une femme a l’occasion de se regarder faire l’amour… ? Il ne te l’a pas dit, Moon ? Il n’a pas pu ?
La reine tendait de nouveau les mains, avec une sorte d’espérance. Moon la regarda sans comprendre, la vit sourire.
— Eh bien, c’est mieux ainsi. Il vaut mieux que je te l’explique moi-même… Tu es à moi. Tu fais partie de moi. Je connais ton existence depuis le jour de ta conception, j’ai veillé sur toi toute ta vie. Je voulais te faire venir ici auprès de moi, il y a déjà des années ; c’est pour cela que je t’ai fait envoyer ce message à propos de Sparks. Et puis tu as disparu et j’ai cru que je t’avais perdue à jamais. Mais tu es enfin revenue.
L’intensité de la voix d’Arienrhod faisait reculer Moon ; elle sentit le vent l’avertir. Dame, est-elle folle ? Elle tira sur les pans de sa cape.
— Comment savez-vous tant de choses sur moi ? Pourquoi vous souciez-vous de moi ? Je ne suis personne.
— Moon Marchalaube n’est personne, murmura Arienrhod. Mais toi, tu es la femme la plus importante de la planète. Sais-tu ce qu’est un clone, Moon ?
Moon essaya de se rappeler, secoua la tête.
— Un… un jumeau ?
Elle ressentait un singulier picotement, juste sous son épiderme. Mais vous êtes la reine depuis toujours.
— Plus que des jumeaux, encore plus proche. Un ovule, un ensemble de gènes, prélevés sur mon corps et stimulés pour reproduire une personne identique.
— Sur votre corps, souffla Moon, en se tâtant d’une main hésitante comme si le sien devenait subitement celui d’une étrangère. Non ! J’ai une mère… ma grand-mère m’a vue naître ! Je suis une Étésienne !
— Naturellement, tu es étésienne… Je voulais que tu sois élevée ainsi. Je t’ai fait implanter dans la matrice de ta mère au dernier Festival, en même temps que d’autres clones chez d’autres réceptrices. Mais tu es la seule qui ait survécu, la seule parfaite. Viens, ne reste pas au bord…
Elle s’approcha pour prendre Moon par le bras et l’éloigner de la fosse béante. Moon essaya de se dégager, mais son corps appartenait à la reine… et il obéit, raide, inanimé, une chose faite de technologie et de magie. Nous sommes semblables… tout le monde le voit, tout le monde.
— Pourquoi… vouliez-vous tant de clones, étésiens, pas hiverniens ? demanda-t-elle, refusant de se compter parmi eux.
— Je n’avais besoin que d’un seul. Mon rêve était de me remplacer par toi, quand je mourrai au Changement. Par moi-même… mais élevée de manière à comprendre la mentalité étésienne, à savoir la manipuler. Je t’aurais fait venir ici, je t’aurais tout expliqué il y a des années, pour que tu aies le temps de t’adapter à ton véritable héritage. Mais j’ai cru t’avoir perdue à tout jamais… et j’ai trouvé Sparks à ta place. (Moon se raidit mais Arienrhod était repliée sur elle-même.) Alors j’ai pensé que je n’avais pas besoin de mourir, que je pourrais continuer de vivre, moi-même, et perpétuer l’Hiver avec moi. J’ai conçu un autre plan pour cela ; je n’avais plus besoin de toi. Mais je veux encore t’avoir, j’ai toujours voulu t’avoir ici auprès de moi. Ma propre fille… à moi et à personne d’autre.
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