La maison dominait le torrent que traversait un pont de pierre. La nuit, complètement tombée, vivait de rumeurs étranges, grondement du torrent, cris d’animaux domestiques, appels lointains d’une bête inconnue chassant dans la montagne, voix d’hommes, rires d’enfants. Tout cela, sous la lumière rougeâtre de Loona, formait un tableau nouveau pour Akki, bien différent de ce qu’il avait connu ailleurs. Ce n’était ni la paix sereine d’Ella, où jamais trois maisons ne voisinent, ni le calme pétri de force des cités sinzues sur Arbor, ni l’insouciance orgueilleuse des villes de Novaterra. Ce n’était pas non plus le silence craintif de Vertmont, la capitale bérandienne, que seuls troublaient les appels des sentinelles, ni l’écrasante sensation d’immensité que lui avait donnée la steppe de Dzei, quand le vent nocturne murmurait dans les herbes, et que le feu rougeoyait à l’entrée des cavernes paléolithiques. C’était simplement la tombée de la nuit sur une civilisation pastorale, la paix du soir, quand, troupeaux rentrés et travaux terminés, les hommes jouissent du loisir qui précède le sommeil. Confusément d’abord, consciemment ensuite, il souhaita pouvoir goûter quelque temps cette paix.
La maison était vaste, garnie de meubles passifs de bois sculpté. Ils s’assirent autour d’une lourde table, sur des bancs. Le vieil homme appela, et deux femmes parurent.
Une d’elles était d’âge moyen, grande, maigre, avec plus de majesté que de grâce. Elle avait dû être très belle. L’autre, toute jeune, mince, flexible, avait les cheveux noirs comme la nuit, des yeux sombres, des traits qui, sans être absolument réguliers, avaient cette étrange beauté que donne la vie secrète de l’âme.
« Ma sœur. Ma petite-fille Argui. Tout ce qui reste de la famille Irigaray, avec Iker et moi-même. Les autres… »
Il se tourna vers Roan.
« Les autres, tués par les vôtres ! Oh ! Je ne vous reproche pas mes trois fils, ils sont tombés au combat. Mais ma femme, et la mère de ceux-ci… Une de vos expéditions les a assassinées, alors que nous vivions plus bas, vers la frontière. Je sais que ce ne sont pas vos hommes, comte Roan, je vous connais, et je sais que vous n’avez jamais toléré de meurtres de femmes et d’enfants par votre compagnies. Mais d’autres… Votre baron de Nétal, par exemple.
— J’aurai moi-même un compte à régler avec lui, une fois ma mission terminée, dit Akki. Savez-vous que ce Nétal a fait assassiner le duc de Bérandie et a pris sa place ?
— Non. Cela est grave et signifie la guerre d’ici peu. Qu’est devenue la jeune duchesse ?
— Elle a réussi à s’enfuir, grâce à l’aide du capitaine des archers…
— Et à la vôtre, seigneur, interrompit Roan.
— Peu importe. Elle doit chercher refuge chez les proscrits.
— Hum ! dit le Vask. Il y a des hommes rudes chez les proscrits, et elle ferait mieux de clamer asile chez nous.
— Croyez bien qu’elle ne le fera qu’en dernière ressource. Nous devons essayer de la retrouver dans quelques jours. »
Les femmes avaient servi un hydromel couleur d’or.
« À la réussite de votre mission, étrangers, si elle ne nous est pas hostile ! dit le vieil Irigaray. À la guerre, aussi. Puisse-t-elle être victorieuse. Et à l’avenir de la Bérandie. Puisse-t-elle être un jour gouvernée par des hommes justes ! »
Sur la table, dans un long plat, fumait un quartier de venaison. Les assiettes de poterie étaient assez grossières, mais élégantes de forme.
« Votre ami qui ressemble à un brinn peut-il partager notre nourriture ? S’enquit le Vask. Les brinns ne peuvent pas manger de tout ce que nous consommons.
— Hassil peut digérer cette viande. Aucun des aliments qui nous conviennent n’est toxique pour lui. Dans le cas inverse, il nous faudrait éviter certains de leurs mets. »
Akki remarqua avec surprise que la femme d’âge moyen occupait la place d’honneur et dirigeait le repas. Pourtant, ce qu’il avait pu entrevoir du village n’indiquait nullement un matriarcat.
« Nous ferez-vous l’honneur de dormir sous notre toit, étrangers ? S’enquit-elle. La place ne nous manque pas, malheureusement.
— Volontiers », répondit Akki.
Étant donné la révolution de palais à Vertmont, le temps pressait, et tout ce qui pourrait le rapprocher des Vasks était bienvenu. Il sentit un frôlement contre sa jambe, se pencha, saisit un petit animal.
« Un missdol ! Non, un chat terrestre. »
Le félin protestait, moustaches en arrière, canines découvertes.
« Ne lui faites pas de mal, étranger, cria la jeune fille. C’est mon chat !
— Je n’en ai pas l’intention ! Tenez, regardez. »
Rassuré, le matou se roulait en boule sur ses genoux.
« Nous avons aussi des chats sur notre planète.
— Et où est votre planète ? dit le vieillard.
— Loin, très loin. Je l’expliquerai devant votre Conseil des Vallées, puisque tel est le nom de votre gouvernement.
— Point notre gouvernement ! Nous n’avons pas de gouvernement ! Les Vasks sont un peuple libre !
— Et comment réglez-vous les différends entre villages, ou entre hommes ?
— Le Conseil fait comparaître les parties adverses, et prend la décision.
— Et elle est respectée ?
— Oui et non. Si non, tant pis pour celui qui désobéit. Il s’exclut lui-même, et nul ne lui parle plus jusqu’à ce qu’il ait obéi. »
Ils mangèrent un moment en silence. Akki se sentait gagné par l’atmosphère de force tranquille qui émanait de cette maisonnée. Hassil le sentit aussi, et transmit :
« Ceux-là font honneur à ta race, Akki.
— Ne jugeons pas témérairement. Il y a aussi de braves gens en Bérandie. »
Le repas fini, ils s’installèrent près de la grande cheminée, où craquait un feu de bois. On était au printemps, et l’altitude rendait la nuit froide. La porte s’ouvrit, et un jeune homme entra. De haute taille lui aussi, il présentait au maximum le type ethnique particulier de leurs hôtes. Irigaray le présenta.
« Otso Iratzabal, qui sera bientôt mon petit-fils. »
Il s’assit à côté de la jeune fille, et une vive conversation s’engagea immédiatement. Otso rentrait d’une reconnaissance dans les basses terres, près de la frontière bérandienne, et il avait pu voir des armées se concentrer en Bérandie, vers l’entrée de la vallée qui menait au village.
« Ne craignez-vous pas d’être attaqués cette nuit même ? demanda Akki.
— Non. Il faudrait d’abord qu’ils forcent les passes d’Arritzamendi, qui sont toujours gardées. Ou alors, ils devront faire le détour par le col d’Urchilo et le plateau d’Ordoki. Plus au nord, il y aurait le passage par l’Ezuretakolepoa, mais les brinns y sont en force, c’est un lieu sacré pour eux, bien qu’il soit situé chez nous. Avec notre accord, ils y entretiennent une forte garde. Non, il faudra bien quinze jours aux Bérandiens avant qu’ils deviennent dangereux. D’ici là, le Conseil se sera réuni, et nous les battrons une fois de plus.
— Je me le demande », dit tranquillement Hassil.
Une onde de colère passa sur le petit groupe des Vasks. Akki, surpris, interrogea le hiss du regard.
« Les armes des ancêtres, Akki. Maintenant que Nétal est duc, il a les clefs de l’arsenal. Ce fut sans doute la première chose dont il s’assura. »
Akki fit une grimace.
« En effet, Irigaray, nous n’avions pas pensé à cela. Il leur reste, à ce que m’a dit le Duc, quelques armes apportées de la Terre, bien que j’ignore ce qu’elles sont.
— Ils ne les ont jamais employées contre nous, et les brinns qui en ont subi les effets ne sont jamais revenus dire ce qu’elles étaient, dit le vieux Vask, soucieux.
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