Elle écarte une mèche de cheveux de son front, se redresse et regarde le petit homme droit dans les yeux.
Celui-ci fait comme s’il n’avait rien vu. Mais à présent que l’abcès est crevé, Peter, Talley, Mohammed et Wo Ping exposent tour à tour leurs conclusions, qui vont toutes dans le même sens. Le visage de Harris Diem demeure indéchiffrable – rien d’étonnant chez un politicien de son envergure –, mais de toute évidence, son « assistant » a cessé d’écouter ce qu’on lui dit (d’ailleurs, il est sans doute ignare en matière de météorologie). Tout ce qu’il remarque, c’est qu’on ne lui obéit plus.
La réunion s’achève sans que les politiciens se soient engagés dans un sens ou dans l’autre ; pour remercier ses équipiers de leur soutien, Di déclare à Diem et à son nervi qu’ils vont poursuivre leurs recherches en partant de l’hypothèse d’une déferlante et en supposant que ce cyclone est bien le plus puissant jamais observé de toute l’Histoire. Diem, le petit homme et leur secrétaire s’enfuient comme s’ils avaient peur d’en entendre davantage.
Il n’est que huit heures et demie, bien avant l’heure d’arrivée au bureau, et à présent que Diem et consorts se sont éclipsés, l’adrénaline a déserté les organismes. La journée s’annonce longue.
— Allons prendre un bon petit déjeuner, suggère Di. Vous autres, je ne sais pas, mais moi, je n’ai encore rien avalé à part ce café infect. Peut-être qu’on arrivera à trouver une idée géniale pour la suite des opérations.
Le quartier qu’ils traversent pour se rendre au restaurant n’a rien de pittoresque ; Di observe ses équipiers et remarque qu’ils ressemblent à une bande de copains grandis trop vite : tous mal attifés et tous ravis d’être ensemble. Il se demande l’espace d’un instant si cette comparaison n’est pas dictée par le désir qu’il a de gagner leur soutien, puis conclut par la négative : Talley a une démarche pleine d’assurance, Pete et elle parlent avec animation, Wo Ping et Mohammed sont eux aussi perdus dans leur discussion, et tous semblent mettre les passants au défi de les contredire.
— L’équipe est vraiment soudée, docteur Callare, commente Gretch.
— Cela risque de s’avérer utile, répond Di, incapable de dissimuler son pessimisme. Je pense que Diem a compris nos arguments et s’efforcera de les défendre, mais j’ignore de quelle influence il peut disposer – on dit que c’est un vieil ami de Hardshaw, on le qualifie même d’éminence grise, mais pour ce que nous en savons, c’est peut-être Hardshaw elle-même qui veut nous faire taire.
— Que se passera-t-il si nous refusons de nous taire ?
— Je crois qu’on ne va pas tarder à le savoir. Drôle de stage que le vôtre, pas vrai ?
Elle a un petit reniflement de dérision.
— Au moins je me fais une idée exacte de mon boulot. Euh… au fait… je pensais à demander une prolongation de mon stage si…
— J’appuierai votre démarche, naturellement.
Ils font halte à un feu rouge, et Di en profite pour écouter le reste de l’équipe. Talley adopte une position conservatrice et Pete une position radicale ; elle dit que cette tempête est peut-être la plus puissante jamais connue, mais c’est tout, alors qu’il affirme qu’elle leur réserve encore au moins une vingtaine de surprises. Bien : si ces deux-là continuent de bosser ensemble, ils ne tarderont pas à dresser la liste des surprises les plus probables.
Wo Ping et Mohammed se concentrent sur un point de calcul ; la question de savoir à quel moment la théorie du chaos entre en jeu et, par conséquent, quelles sont les phases du modèle à explorer par la méthode de Monte-Carlo. Voilà bien le genre de finasseries qu’ils préfèrent, pense Di… qui comprend soudain qu’ils évoquent le même problème que Pete et Talley, mais en termes de mathématiques pures. Faut-il prévoir des phénomènes connus se manifestant à grande échelle ou bien s’attendre à des phénomènes inédits ? Telle est la question.
Ils n’ont pas mis les pieds dans ce restaurant depuis la période précédant le vote de leur budget, mais la serveuse semble les reconnaître et les pilote vers une table du fond. Pendant qu’ils attendent leurs plats, ils devisent de sujets banals, entre autres le sport et la famille ; tout le monde s’enquiert du prochain bouquin de Lori, bien que Mohammed soit le seul amateur de polars du lot, puis on s’extasie sur les dernières photos du gamin de Wo Ping.
Le petit déjeuner s’avère excellent, et Di comprend que c’est en partie parce que les choses vont bientôt se gâter suite à la réunion de ce matin que ses équipiers savourent inconsciemment ce qui est peut-être leur dernier moment de répit… et il s’aperçoit qu’il se sent bien avec eux. Il est prêt à aller jusqu’au bout à leurs côtés et, même si c’est un peu ringard de sa part, il aimerait bien trouver les mots pour le leur dire.
Et puis il y a cette sensation paradoxale d’avoir déjà bien rempli sa journée presque avant qu’elle n’ait commencé… et peut-être est-elle déjà finie, d’ailleurs, peut-être qu’une lettre de licenciement les attend au bureau.
Di décide de se confier à eux lorsqu’on leur sert leur deuxième café, et il est soulagé par leur approbation unanime. Peut-être aurait-il déjà dû leur parler… après tout, ils se trouvent dans un lieu public, à la portée d’un éventuel micro caché. Il décide de ne leur donner que des informations fragmentaires sur les chiffres que lui a transmis Carla, comptant sur eux pour orienter leur travail dans la bonne direction.
C’est aussi à ce moment-là qu’il décide de recontacter cette journaliste, Berlina Jameson, une fois que son équipe aura fait des progrès. L’alliance d’un groupe de scientifiques bien informés et de médias pleins de curiosité devrait étouffer dans l’œuf toute tentative de censure.
Il se demande néanmoins s’il ne court pas de gros risques. L’année précédente, quatre membres du Congrès et un paquet de hauts fonctionnaires se sont fait assassiner. Officiellement, ces crimes ont été attribués à des citoyens pris de démence, mais selon la rumeur, lesdits citoyens étaient en fait manipulés. N’est-il pas en train de trahir sa femme et ses enfants ?
Est-ce plus grave que de trahir l’humanité ?
Il s’aperçoit que tous les regards sont braqués sur lui et se rend compte qu’il a cessé de parler depuis quelques minutes ; sans doute donne-t-il l’impression de rêver les yeux ouverts.
— D’accord, reprend-il. Le problème est similaire à celui du réchauffement global, à une échelle moins importante. Quand assisterons-nous à des effets inédits ? C’est un sujet à la frontière des maths et de la météo – à condition de trouver le bon modèle mathématique pour décrire la bonne situation météo. Comme nous risquons de ne plus travailler ensemble très longtemps, vous allez dès à présent vous diviser en deux équipes. Talley et Mohammed, équipe un, votre mission est de me trouver des effets inédits plausibles – laissez parler votre cœur, c’est autant une question de science que d’intuition. Pete et Wo Ping, équipe deux, mêmes instructions… mais défense de regarder ce que fait l’équipe un. Gretch, vous suivez le travail des deux équipes et vous me transmettez vos rapports. À la fin de la semaine, les deux équipes se communiquent leurs résultats respectifs, et chacune d’elles tente d’infirmer les idées de l’autre. La semaine prochaine, si nous sommes encore ensemble et si on ne nous a pas mutés dans six postes différents, nous devrions avoir dressé une liste de phénomènes prévisibles et les avoir sérieusement mis à l’épreuve entre nous. À ce moment-là, je recontacterai Diem pour le convaincre de transmettre notre dossier en haut lieu et éventuellement de le rendre public.
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