— Si je ne m’abuse, vous souhaitez que nous restions en alerte afin de recueillir des données pour la NOAA.
— En fait, je n’en ai aucune envie, mais c’est la NOAA elle-même qui nous le demande, et elle est prête à nous payer pour ça. Et puis si vous restez ici, les gens seront moins serrés dans l’abri souterrain. Mais je me dois de vous avertir : comme il n’y a jamais eu de cyclone majeur dans cette région, la station n’a été conçue que pour résister à des vents de vingt-deux beauforts au maximum – ce qui risque d’être juste, d’autant plus que la prévision que je viens d’avoir a une marge d’erreur de cinq degrés. Donc, si vous décidez de rester à vos postes et d’enregistrer ce qui se passe, la NOAA et le NAOS vous en seront reconnaissants… mais c’est un gros risque. La prime que vous recevrez en tiendra compte, si ça vous intéresse.
Redalsen hoche la tête.
— Je reste ici, mais je ne force personne. Ceux d’entre vous qui veulent gagner l’abri peuvent le faire tout de suite. Est-ce que les gens seront en sécurité là-bas ?
— En principe – l’abri a été creusé à cent vingt mètres de profondeur. Ses occupants n’auront sans doute aucune idée de ce qui se passera à la surface. J’y ai déjà fait emmener les enfants et toutes les personnes qui n’étaient pas de service. Je recevrai vos rapports depuis le pont.
— Vous allez vous installer là-haut pour observer la tempête ? demande Redalsen.
Le pont se trouve quarante mètres au-dessus de la salle de contrôle, ce qui accroît sa vulnérabilité.
— Bien obligé. Quand je parlais de ce chapitre sur les cyclones, ce n’était pas de la blague. J’ai fait cette expérience à deux reprises, la première avec un vent de treize beauforts et la seconde avec un vent de quinze, ce qui n’est pas rien… mais je ne peux pas laisser passer cette occasion. Peut-être que ça me permettra de compléter mon œuvre.
Redalsen ne peut s’empêcher de lancer une pique.
— Quand vous rédigerez la nouvelle version, rappelez à vos lecteurs qu’il est vital d’ancrer leur navire avec des piliers de béton.
— À condition qu’ils tiennent, répond Crandall en lui rendant son sourire. Quoi qu’il en soit, le pire sera passé au lever du soleil – cette saloperie est plus rapide qu’une tempête n’a le droit de l’être. Si la salle de contrôle, le pont, la cuisine et le mess sont encore là demain, je vous retrouverai au petit déjeuner.
Il se retourne et s’en va, et Redalsen a presque envie de le saluer. La plupart des techniciens les plus âgés préfèrent rejoindre leurs familles dans l’abri, mais comme il dispose de plusieurs jeunes ingénieurs attirés par la perspective d’une prime, il n’a aucun mal à structurer son équipe réduite.
— Okay, l’essentiel est de vous assurer que tout est enregistré et de surveiller vos écrans au cas où surviendrait un phénomène inhabituel.
— Mr. Redalsen ? demande Gladys Hmau.
Elle a dans les yeux cette lueur de malice qui ne manque jamais d’inquiéter ses supérieurs.
— Oui, Ms. Hmau ?
— Qu’est-ce qu’on doit considérer comme inhabituel quand survient un cyclone majeur ?
Il éclate de rire.
— La perte du sens de l’humour, par exemple. Contentez-vous d’ouvrir l’œil et d’observer le plus de choses possible : les images radar anormales, les oscillations de la tour, bref, tout ce qui vous paraît plus grave que les effets d’une tempête ordinaire.
Les heures s’écoulent avec une lenteur insoutenable. Vers 20 heures, un aide-cuisinier leur apporte du café et des sandwiches au fromage, « avec les compliments du capitaine ». Ils font une petite pause, cessent l’espace d’un quart d’heure de scruter leurs écrans et d’en commenter les données par radio, tâche qu’ils se sont imposée au cas où (mais mieux vaut ne pas y penser) on ne retrouverait jamais leurs bandes audio, et aussi parce qu’ils sont les mieux entraînés pour repérer la plus infime des variations.
Redalsen affiche sur les écrans muraux les vues prises par les caméras extérieures. Il active l’éclairage de la tour de lancement, n’obtenant pour sa peine qu’une image d’un blanc presque uniforme ; en bas de l’écran, seules quelques bribes de vert sont visibles au sein des eaux écumantes.
Une heure plus tard, ils commencent à entendre le bruit de la tempête. Officiellement, la pression atmosphérique est proche de huit cents hectopascals. Les creux sont de plus en plus importants et, sur les écrans mesurant la résistance des matériaux composant la tour de lancement, on voit de plus en plus de rouge : au-dessous de la surface, la force des courants menace d’arracher la tour à ses fondations d’acier.
À 22 heures, on observe des vibrations dans les tasses de café que personne n’a bues. Gladys Hmau se met à pâlir, et Redalsen lui pose une main sur l’épaule en regardant son écran.
— L’œil du cyclone va passer loin de nous, lui dit-il.
— Oui, mais si ce truc s’effondre, on va tous y passer, marmonne-t-elle. Vous ne sentez pas le sol ?
Il reste immobile quelques instants, perçoit une vibration à travers les semelles de ses souliers.
— Impressionnant.
— Pas autant que ce qui se passe à la tour, dit Silverstein. Tous les voyants sont au rouge, patron ; je crois bien qu’elle va nous lâcher.
— Ça me contrarierait un peu, mais mieux vaut elle que nous. Où est situé le point de rupture ?
— Le stress est maximal à soixante mètres au-dessous du niveau de la mer. Ce qui ne veut pas dire grand-chose étant donné les…
Le sol est agité par une violente secousse, et Redalsen tombe à genoux. On entend une demi-douzaine de cris. Comme il se relève, un nouveau choc se produit, aussi violent que le premier, et l’éclairage comme les écrans subissent une brève baisse de tension.
— Passez-moi le pont. Et activez les caméras de la tour qui sont encore en état de fonctionner.
— Euh… à propos de la tour…
— Où a-t-elle cassé ?
— Juste au-dessus de la surface. Ça ne cède jamais là où le maximum de stress est atteint, n’est-ce pas ?
— Aucune idée : c’est la première tour de lancement que je perds. Et les fusées partent dans tous les sens quand elles partent. Vous avez contacté le pont ?
— La ligne est hors d’usage.
— Génial. Restez à vos postes. Je vais faire un tour là-haut pour établir une autre liaison.
Redalsen fonce vers la porte ; il espère que ses hommes n’auront pas deviné la vérité, à savoir qu’il va vérifier si le pont est encore là.
Alors qu’il s’engage dans l’escalier, il remarque que le groupe électrogène principal ne les a pas encore lâchés. Les marches frémissent sous ses pieds à deux reprises, mais comme la structure semble solide, il ne cède pas à la panique – du moins jusqu’à ce qu’il arrive au niveau du pont et entende les hurlements du vent dans la station. L’escalier est agité d’une violente secousse et les lumières s’éteignent ; l’éclat bleu de l’éclairage de secours apparaît aussitôt, et ce qui était un hurlement suraigu devient un gémissement grave.
Il pousse la porte donnant sur le couloir conduisant au pont et sent un courant d’air lorsqu’il approche de celui-ci. Il se campe sur ses jambes et tire la porte ; elle manque le renverser en s’ouvrant.
Il s’engouffre dans l’embrasure, se retourne aussitôt et referme la porte non sans mal ; le vent se calme, et il aperçoit Crandall et ses hommes planqués derrière les consoles. L’une des baies vitrées donnant sur l’est a craqué, le verre plastifié s’est fendillé sur plusieurs couches, évoquant l’image d’une poutre brisée, et présente une ouverture grosse comme le bras qui va en s’élargissant.
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