Elle s’habille tout en parlant. À présent qu’ils sont tous deux vêtus et qu’ils se sont présentés dans les règles, Jesse s’aperçoit qu’ils n’ont plus grand-chose à se dire.
Suit donc un long silence, puis elle dit :
— Agneau tacos oaxaqueños, ça ira ?
— Pardon ?
— Pour la cena. La señora Herrera est originaire de la province d’Oaxaca, quelque part dans les collines, et c’est une adepte de la cuisine locale. Je lui ai commandé de l’agneau tacos oaxaqueños avant de sortir et j’ai dit à son mari que tu resterais peut-être pour dîner – tu te rappelles ?
— Oui, dit-il en souriant. Okay, ça a l’air alléchant. Euh… je peux te demander si…
— Demande-moi tout ce que tu veux, mais après le dîner. Imaginons que nous venons tout juste de nous rencontrer et faisons connaissance.
— C’est plat, réplique-t-il.
Elle le prend par la main, et il est surpris de la timidité dont elle fait montre.
Le président Hardshaw n’a pratiquement pas dormi de la nuit, et Harris Diem comprend que la situation est grave lorsqu’il la voit arriver de bonne heure. Mais il continue de travailler dans son bureau. Le bourdonnement est plus irritant que jamais, mais la veille il a résisté à la tentation de descendre à la cave. Cet exploit ne lui procure aucun plaisir.
Ça fait vingt minutes que Hardshaw est entrée dans le Nouveau Bureau ovale, sans communiquer avec quiconque, lorsqu’il entend un bip. Il attrape son portable, le branche sur son écran et constate que c’est elle qui l’appelle.
— Oui, patron ?
Elle semble légèrement hagarde ; que diable a-t-elle pu lui cacher ?
— Viens me rejoindre, Harris, nous avons du boulot.
— J’apporte du café.
Il fait signe à ses assistants de préparer une cafetière et deux tasses. Pour une raison qui lui reste inconnue, c’est toujours lui qui apporte son café au Président et ce rituel ne manque jamais de le rassurer.
Mais son inquiétude reprend le dessus quand Hardshaw saisit sa tasse, le prie de s’asseoir et lui dit :
— J’ai arrêté ma décision ce matin, Harris, de sorte qu’il ne sert plus à rien de discuter. J’ai pensé à ces centaines de millions de morts, j’ai pensé à l’espèce humaine… et je me suis rappelé que l’Amérique devait vivre avec les autres nations du globe.
Il sent son estomac se nouer. Il sirote une gorgée de café.
— Tu as donc tout dit à Rivera ? L’ONU sait quels sont les vrais chiffres ?
— Elle sait aussi que nous aurions pu les lui dissimuler et que le premier rapport de la NOAA était truqué. Elle sait tout.
Le bourdonnement qui lui taraude le crâne est si intense qu’il se demande pourquoi les autres ne l’entendent pas. Il s’imagine en train de descendre à la cave, de sélectionner une bande… puis chasse cette image de son esprit.
— Alors… euh… si tu as déjà agi, pourquoi m’as-tu convoqué ? Tu sais que j’étais opposé à cette décision.
— J’ai besoin de toi à mes côtés quand Rivera me rappellera, et par conséquent le pays a besoin de toi. Le SG ne va pas tarder à me contacter.
Comme pour confirmer cette impression, le téléphone sonne ; Hardshaw le décroche et sa secrétaire lui annonce :
— Le Secrétaire général Rivera, madame le Président.
— Passez-le-moi.
Le visage de Rivera apparaît sur l’écran.
— Madame le Président, permettez-moi d’abord de vous féliciter pour votre habileté, et de vous remercier ensuite d’avoir mis cette habileté à notre service – si vous ne l’aviez pas fait, vous vous seriez sûrement jouée de nous.
C’est exactement ce qui m’embête, se dit Diem.
Hardshaw hoche lentement la tête.
— Vous avez pris toute la mesure des conséquences, j’imagine.
— En effet. Et je pense que nous avons beaucoup de chance. Pas seulement l’ONU, mais la planète tout entière. Vous nous avez fourni une merveilleuse occasion.
Hardshaw arque un sourcil.
— Je ne saisis pas.
— L’occasion de prévenir la Seconde Émeute globale. Et quand la vérité sera révélée – car elle le sera sûrement, une fuite est inévitable… –, eh bien, qu’y a-t-il de plus crédible qu’une fuite ? Une fuite est toujours plus fiable qu’une déclaration officielle.
En dépit de l’heure matinale, le Secrétaire général est plus beau et plus élégant que jamais ; mais Diem n’avait jamais remarqué cette lueur de malice dans ses yeux.
— Vous voyez, poursuit-il, quand mes experts ont injecté ces données dans notre modèle, ils ont conclu qu’il y avait une chance sur dix pour que toute souveraineté ait disparu de l’hémisphère Nord dans un délai de un an. Par conséquent, il faut que les populations évacuent les zones côtières et apprennent à se débrouiller toutes seules. Et si nous voulons que les gens nous croient… eh bien, disons que ce sera délicat. Ils seront prêts à croire toutes sortes d’absurdités, mais même les arguments les plus rationnels ne les convaincront pas de déserter leurs foyers.
Au bout de quelques instants de réflexion, Diem se voit obligé d’approuver le point de vue du SG.
— Vous êtes donc d’avis que nous devons adopter une position médiane : nous efforcer de garder le secret tout en favorisant les fuites ?
— Exactement.
Diem jette un regard vers le Président ; celle-ci acquiesce.
— Eh bien, dit-il, autant que je me mette au travail sans tarder.
Huit minutes plus tard, de retour dans son bureau, il se rend compte qu’elle a réussi à dénouer une nouvelle crise et qu’il aura un mal fou à l’expliquer dans ses Mémoires. Il faudra bien que quelqu’un raconte cette histoire, mais ce ne sera sans doute pas lui.
Et le bourdonnement est plus intense que jamais.
Les archives de la police d’Austin ont tenu toutes leurs promesses, mais Randy découvre néanmoins qu’elles ne lui sont d’aucune utilité. Il y a trouvé cinq hommes qui lui étaient jusque-là inconnus, des criminels appartenant au réseau distribuant la bande montrant l’assassinat de Kimbie Dee, et ils étaient tous suffisamment haut placés pour être à un ou deux échelons de celui qu’il recherche. S’il ne les avait pas encore repérés, c’était tout simplement parce qu’ils n’étaient pas en possession de cette bande le jour de leur arrestation.
Mais tout devient clair à ses yeux après les vérifications d’usage. Ces types étaient tous en liaison avec sept ou huit distributeurs bien connus ; c’étaient eux qui leur vendaient la bande en gros. Et chacun d’eux a payé son écot pour qu’un maniaque sexuel atteint d’un cancer inguérissable viole et tue la petite fille de Randy ; il l’a piégée dans le vestiaire car elle était trop pudique pour se doucher avec ses camarades, et il l’a achevée en la pendant à un pommeau de douche.
L’ennui, c’est que ces cinq salauds sont tous morts. Exécutés conformément aux dispositions de la loi Diem.
Tout compte fait, il en est plutôt satisfait, mais pour la première fois il comprend le point de vue des adversaires de la peine de mort : il est tout proche du but, mais il a besoin d’un complice qui soit encore en mesure de parler.
Il le trouve au bout de plusieurs jours d’effort : Jerren Anders. On lui a épargné la peine capitale pour l’interner dans un hôpital psychiatrique de… qu’est-ce que vous dites de ça ? C’est l’hôpital de Boise. Là où tout a commencé. À une quinzaine de kilomètres du parc à caravanes où Randy habitait jadis.
La vieille voiture s’engage sur l’autoroute, et Randy constate avec émotion qu’il a reçu beaucoup plus de messages que d’habitude : des messages de félicitations. Pour l’instant, il ne répond qu’à ceux émanant des familles des victimes – parents, frères, sœurs, maris, fiancés – qui souhaitent en savoir davantage sur sa découverte ; il leur transmet toutes les informations recueillies à Austin.
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