Durant cette longue nuit, pendant que sa voiture quitte le Colorado pour gagner le Wyoming et y rejoindre l’I-80, il rêve de Kimbie Dee. Elle est aussi pâle que le jour où il l’a vue à la morgue, mais elle se redresse, secoue sa queue de cheval comme elle le faisait de son vivant et lui dit :
— Fais attention, papa. Fais attention. C’est peut-être plus dangereux que tu ne le crois.
— Je le retrouverai, lui dit-il.
— C’est peut-être très dangereux.
Elle lui dépose un petit baiser sur la joue, comme elle le faisait chaque matin en partant pour l’école, et il constate avec horreur que ses lèvres sont glaciales.
Il se réveille en frissonnant, se prépare du café et s’installe sur la banquette arrière pour le boire. Lorsque le soleil se lève, sa voiture pénètre dans Salt Lake City. Il décide de s’arrêter pour prendre une douche et un petit déjeuner complet, et aussi pour faire désinfecter la voiture. Il y règne une odeur de moins en moins supportable.
Plus tard dans la journée, il prend la direction de l’I-15. Ça fait deux ou trois ans qu’il n’a pas remis les pieds dans cette région. À sa grande surprise, il s’aperçoit qu’il est ravi de rentrer au pays.
Kingman Reef est quasiment une île ; à marée basse une langue de terre la relie au continent, à marée haute seuls surnagent quelques rochers ; en cas de grande marée, il n’y a plus rien. Les tours d’acier et de béton érigées par le North American Orbital Service ont achevé de faire une île de Kingman Reef, une île peuplée d’un millier de personnes dont une douzaine d’enfants.
Le vendredi 16 juin, vers 18 heures heure locale, aucune de ces personnes ne sort de la station. Le ciel a pris une inquiétante nuance gris-vert, la mer agitée est d’un noir d’encre parsemé d’écume blanche. Près de la tour la plus éloignée, qui se trouve à bonne distance du récif proprement dit, on aperçoit le Monstre aux réservoirs à moitié pleins, dont seul le quart supérieur émerge au-dessus des eaux. Si les réservoirs étaient pleins, le Monstre serait invisible : lors de son lancement, la gigantesque fusée se trouve à trente mètres au-dessous de la surface de la mer.
En fait, vu la proximité du cyclone Clem, vu la latitude et l’heure tardive, Gunnar Redalsen, chef des Opérations de lancement, serait dans l’incapacité de distinguer le Monstre, ce qui ne l’empêche pas de penser à lui en permanence. En ce moment, il discute avec les quatre personnes qu’il déteste le plus au monde : la première est à ses côtés, les trois autres sont au téléphone.
Akiri Crandall est assis à sa gauche, et il est presque devenu un brave type à ses yeux. Il aime qu’on l’appelle « capitaine Crandall », comme s’il était à bord d’un navire et non d’une station fixée au sol par des piliers de béton armé, mais on ne peut guère lui en vouloir de cette lubie qu’il cultive par orgueil ; Crandall est un enfant du ghetto, qui a gravi les échelons de la Navy à la force du poignet, et il tient à ce qu’on s’en souvienne. Non, ce qui l’irrite, c’est que Crandall semble oublier que le but de ce lieu est d’envoyer des fusées dans l’espace ; il insiste pour que tout le personnel de la base consacre ses efforts à sa construction et à son entretien, et s’il ne tenait qu’à lui, jamais on n’y procéderait à un lancement. De temps à autre, Redalsen se demande si Crandall ne le considère pas comme un banal officier artilleur coincé comme lui sur un navire en rade.
Mais dans les circonstances présentes, Crandall est le seul allié dont il dispose pour faire entendre raison à ces putains de bureaucrates, et il se prend d’affection malgré lui pour ce roitelet pompeux à côté duquel lui-même semble si sensé.
— La base survivra si elle n’est pas totalement démolie, déclare Crandall d’un ton ferme. Et si nous laissons filer le Monstre, ou si nous le lançons sur une trajectoire d’abandon comme le suggère Mr. Redalsen, alors il ne risquera pas de nous faire sauter. Mais si nous le laissons où il se trouve, à moins de trois kilomètres de nos installations, rien ne nous dit qu’il ne nous retombera pas dessus.
La femme qui les écoute avec attention, dont l’expression est soigneusement composée sur l’écran de vidéoconférence, s’appelle Edna Wheatstone, et si elle a été élue au poste de DG, c’est uniquement parce que sa nomination ne contrariait personne. Dès que Crandall a achevé son speech, que Redalsen approuve d’un hochement de tête, elle prend la parole sans desserrer les lèvres, comme si elle mâchait quelque chose en cachette.
— Je croyais que, si la tour de lancement avait été bâtie au sud-ouest de la station, c’était justement pour qu’un éventuel cyclone ne précipite pas la fusée sur vos installations.
Elle connaît parfaitement la réponse à sa question à demi formulée, et si elle la pose, ce n’est pas pour perdre du temps mais pour disposer d’un enregistrement vidéo grâce auquel elle pourra prouver sa compétence au conseil d’administration.
— J’ai fait l’expérience de deux cyclones en pleine mer, dit Crandall, je vais bientôt en affronter un troisième, et j’ai participé à la rédaction du chapitre qui leur est consacré dans le manuel d’instruction de la Navy. Permettez-moi de vous citer la première phrase de ce chapitre : « Quand on étudie les cyclones dans leur ensemble, on peut discerner chez eux des caractéristiques communes, mais chacun d’eux pris isolément est totalement imprévisible. » Le cyclone dont nous parlons tourne en rond sur nos écrans radar comme un chat qui aurait le feu au cul, et il pourrait nous tomber dessus de n’importe quel azimut, voire tourner autour de nous et nous frapper à deux reprises. Il y a davantage de chances pour que le Monstre s’éloigne de nous plutôt que de nous foncer dessus… mais à peine. Je ne suis pas prêt à parier la vie de mille personnes là-dessus, Ms. Wheatstone.
Elle tapote doucement l’accoudoir de son fauteuil, adopte une expression mi-soucieuse, mi-sévère. Redalsen sait qu’elle leur a imposé cette conférence à seule fin de s’assurer que la décision qui sera prise, quelle qu’elle soit, ne nuira pas à sa carrière, et même s’il comprend parfaitement sa position, il aimerait bien qu’on en vienne enfin au fait.
Le représentant du gouvernement s’appelle Smith ou Collins, un de ces noms qu’on oublie aussitôt qu’on les a entendus, et il insiste pour dire que le gouvernement comprendra la nécessité d’un délai, même si le président Hardshaw a donné des instructions pour que le Monstre soit lancé sans tarder, mais que le gouvernement s’attend à des compensations en cas de délai et qu’il n’est pas disposé à financer deux fusées avec l’argent des contribuables, de sorte que si cette fusée est détruite, il s’attend à recevoir des compensations financières, et en tout état de cause le NAOS ne recevra pas un sou tant que le satellite gouvernemental ne sera pas en orbite.
Vient le tour de l’interlocuteur le plus important, qui pour l’instant garde les yeux baissés, signe certain d’une intense réflexion. Redalsen sait que ce type travaille depuis soixante ans pour la compagnie d’assurances, et que certains de ses collègues embauchés trente ans après lui ont déjà pris leur retraite depuis belle lurette. Les gens comme lui ont la réputation d’être trop vicieux pour mourir. Redalsen a bu deux ou trois bières en sa compagnie, et il s’est rendu compte que cet homme avait passé toute sa vie ou presque à imaginer des catastrophes et à tenter de les prévenir ou d’en atténuer les conséquences.
— Disposez-vous de probabilités chiffrées ? demande l’expert des assurances en se mordant les lèvres et en tiraillant sur son oreille.
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