— Rien de mesurable à proprement parler, répond Redalsen. Je connais suffisamment la fusée pour affirmer que, si elle se met à dériver et si elle heurte quelque chose, il y a de fortes chances pour qu’elle explose, et je peux aussi vous dire que nous ne disposons pas du temps nécessaire pour vider ses réservoirs.
Crandall opine du chef.
— Je crois que nous pouvons affirmer sans grand risque qu’elle continuera de s’éloigner de nous durant les deux prochaines heures. Nous pouvons y fixer une charge et la faire sauter dès qu’elle sera suffisamment loin de la tour de lancement et de nos installations. Ou alors, comme l’a suggéré Mr. Redalsen, si vous souhaitez tester le site de lancement, nous pouvons la propulser sur une trajectoire suborbitale, à l’issue de laquelle elle retombera dans l’océan à quelques centaines de kilomètres au nord de la base. Chacune de ces deux solutions me convient – je ne souhaite qu’une seule chose : me débarrasser de cette super-bombe.
— Vous êtes du même avis, Mr. Redalsen ?
— Oui. Mais permettez-moi d’ajouter que, si nous procédons à un lancement, cela nous permettra de mieux évaluer les risques pour les prochains.
— C’est bien compris, dit le vieil homme.
Il se tire l’oreille, regarde de côté, se gratte la tête ; ça fait une vingtaine d’années que Redalsen a affaire à lui, et il ne cesse de s’émerveiller de ses manies simiesques.
— Vous avez tous conscience, je l’espère, que même si Industrial Facilities Mutual se range d’ordinaire à mon opinion, le cas qui nous occupe est si grave que la compagnie risque de ne pas me suivre cette fois-ci ?
— À quand remonte la dernière fois où ils ont refusé de vous suivre ?
— À 1998. Ils voulaient assurer un antique réacteur nucléaire soviétique en dépit de risques majeurs. Comme ce réacteur n’a jamais explosé, je dois reconnaître qu’ils ont eu raison de ne pas m’écouter.
— Pensez-vous qu’ils ne vous suivront pas cette fois-ci ? demande le représentant du gouvernement. En ce qui nous concerne, il est essentiel que…
— Que quelqu’un d’autre paie l’addition, dit l’expert des assurances. Je ne peux pas vous promettre qu’on ne présentera pas la note au gouvernement, je peux seulement conseiller au NAOS de prendre toutes les dispositions nécessaires pour réduire les risques, et je peux recommander à la compagnie de rembourser les éventuels dégâts. Notre boulot est d’assurer, pas de rassurer.
Wheatstone et le représentant du gouvernement semblent contrariés, mais Redalsen a ajouté le nom du vieil homme sur la liste des gens raisonnables. Dommage que la décision ne soit pas prise à la majorité absolue.
Wheatstone finit par se lancer.
— Apparemment, le personnel technique et l’expert des assurances sont d’accord pour que nous renoncions à la fusée. Et au moins ne nous a-t-on pas dit que la compagnie d’assurances refusera de payer. Le fait de procéder au lancement présente-t-il des avantages significatifs ?
— Seulement l’obtention de données supplémentaires, dit Redalsen. En principe, elles ne feront que confirmer celles des simulations informatiques, mais ça fait trop longtemps que je suis de la partie pour que je me fie complètement à l’informatique.
Il sait que cette déclaration pourrait être considérée comme subversive : officiellement, le NAOS souhaitait évaluer les capacités du Monstre sans être obligé de le lancer. Mais il souhaite lui aussi que son opinion soit enregistrée : au moins auront-ils eu la chance de procéder à un test.
— Dans quel délai pouvez-vous procéder au lancement ?
— Dans le quart d’heure qui suivra votre feu vert.
Wheatstone serre les mâchoires et incline la tête sur la gauche.
— Vous l’avez.
Elle a l’air farouchement décidée en faisant ça, se dit Redalsen. Quand le conseil d’administration visionnera l’enregistrement, elle aura droit à son approbation pleine et entière – probablement.
Le représentant du gouvernement leur fait perdre deux minutes supplémentaires pour souligner le fait que la facture sera payée soit par le NAOS soit par l’IFM. Mais la décision est prise, c’est déjà ça.
— Il ne vous faut vraiment qu’un quart d’heure ? demande Crandall alors qu’ils quittent la pièce.
— Dix minutes si j’y arrive. Tout est modulaire et il me suffit de mettre les éléments en ligne – en principe, ils sont tous branchés sur la tour de lancement. Dans le cas contraire, il va falloir prendre le sous-marin.
— Eh bien, exécution.
Redalsen ne prend même pas la peine de faire remarquer à Crandall qu’il n’est pas sous ses ordres, tellement il est soulagé de pouvoir enfin agir. En quelques minutes, l’ascenseur le conduit à la salle de contrôle ; à en croire les écrans de télémétrie, la situation est plus ou moins normale, mais chaque vague fait osciller le Monstre d’une hauteur de un mètre.
— Okay, dit-il à son équipe (huit minutes se sont écoulées depuis que la procédure a été entamée), vous avez la trajectoire de retombée ?
La réponse est affirmative.
— Très bien. Puisque le point d’impact ne présente aucun danger pour personne, démarrez le compte à rebours et envoyons notre oiseau dans le ciel.
Deux minutes plus tard, on entend le « zéro » et plusieurs douzaines de voyants se mettent au vert. L’espace d’un instant, le Monstre semble sur le point de céder aux assauts des éléments déchaînés, mais son système de guidage tient le coup, ses jets fusent dans toutes les directions, il entame son ascension et, quelques minutes plus tard, il retombe vers une parcelle d’océan déserte située au sud de Hawaii.
Ils assistent à son départ sur l’écran radar.
— J’ai participé à plus de cent lancements, commente un technicien, et c’est la première fois que je n’entends pas un bruit.
— Même si la tempête nous permettait d’ouvrir les vitres, elle fait un tel boucan qu’on n’entendrait pas la fusée, réplique Redalsen. Même la réception radar est brouillée, et elle a à peine parcouru quarante kilomètres.
— Les nuages se comportent de façon bizarre, dit un opérateur radar. Regardez cette tache noire sur l’écran…
— C’est l’œil du cyclone, dit Crandall en entrant dans la salle. Qu’avez-vous retiré de ce lancement, Mr. Redalsen, hormis le fait que vous nous avez débarrassés de cette bombe ?
— Les données sont identiques à celles des simulations, répond-il en souriant, mais nous avons prouvé au gouvernement que nous pouvions effectuer un lancement dans des conditions extrêmes.
Crandall semble s’autoriser un sourire.
— J’espère que vous ne cherchiez pas aussi à prouver qu’une fusée est faite pour voler et non pour couler.
— Mais nous l’avons coulée, capitaine. Nous l’avons coulée plus loin que prévu, voilà tout.
Le sourire de Crandall est quasiment humain.
— Bien raisonné. Je suis venu vous voir pour vous expliquer ce que vous montrent vos écrans : ce cyclone va seulement nous effleurer, mais c’est quand même le plus violent que vous ayez jamais vu. Son œil a un diamètre de quatre-vingts kilomètres et on estime à près de deux cent vingt nœuds la vélocité du vent sur le mur de l’œil. Heureusement, il va passer assez loin de nous… ce qui fait que le vent n’atteindra que dix-neuf ou vingt degrés sur l’échelle de Beaufort.
L’échelle de Beaufort est établie à partir des manifestations observables du vent et des dégâts qu’il occasionne ; elle a été conçue en partie parce que les témoins d’une tempête n’ont pas toujours le temps de consulter les instruments de mesure classiques. Officiellement, le degré 12 est associé à un cyclone ; en ce moment, le vent atteint le degré 8, et en temps normal Redalsen ne procède jamais à un lancement au-dessus du degré 6. Il laisse échapper un long sifflement.
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