Elle recule d’un pas et, l’espace d’un instant, il se demande s’il ne lui a pas fait peur – à moins qu’elle ne souhaite pas être reconnue, vu qu’elle s’est arrangée pour plonger son visage dans l’ombre. Ses cheveux sont d’un rouge vif à la lueur des réverbères, le genre de nuance que seule confère une injection.
Il reste immobile mais lui dit :
— Vous travaillez pour une des organisations qui opèrent dans le secteur ? On se retrouve tous de temps en temps et je vous aurais reconnue si vous n’étiez pas nouvelle.
— Eh bien, je ne suis pas vraiment une nouvelle venue – ça fait un moment que je suis en vacances dans le coin –, et si je suis déguisée ainsi, c’est pour dissimuler mes formes aux regards des machos qui pullulent dans la région et qui sont déjà attirés par ma peau blanche et mes cheveux roux. En règle générale, j’arrive à me promener le soir sans être importunée, à condition d’éviter certaines rues.
— Oh… euh… excusez-moi, dit Jesse, qui se retourne pour s’en aller.
— Ce n’est pas grave, ne vous sentez pas visé. Mais si c’est ma silhouette qui a attiré votre attention, je me dois de vous dire que je suis plus âgée que vous. J’ai dépassé la trentaine, et je pense que vous cherchez une fille plus jeune.
Elle fait un pas vers Jesse, qui remarque la présence à peine perceptible de fines rides autour de ses yeux et de la commissure de ses lèvres ; en outre, quelque chose dans son expression suggère qu’elle a déjà bien vécu et bien souffert. Il se sent soudain dans la peau d’un petit garçon.
Mais elle est quand même bien roulée, et il bafouille :
— Euh… si vous me trouvez trop jeune, eh bien tant pis, mais personnellement, je ne vous trouve pas trop vieille.
Cette déclaration lui vaut un sourire, un sourire si chaud, si amical qu’il se détend aussitôt. Cette rencontre est peut-être bizarre, mais elle est néanmoins intéressante.
La rousse fait un pas de plus vers lui, et il comprend qu’elle a envie de flirter un peu, mais sa manière diffère radicalement de celles des filles de sa connaissance. Plutôt que de le laisser dans l’incertitude, elle affiche franchement ses intentions, et il a l’impression qu’elle est plus intéressée que lui ; ce qui n’est pas peu dire.
— C’est vraiment adorable de votre part, lui dit-elle. Puis-je vous demander… je vais vous paraître stupide et arrogante… savez-vous qui je suis ?
— Vous n’êtes ni stupide ni arrogante, dit-il en se rapprochant à son tour. Vous me dites quelque chose, peut-être que je vous ai connue il y a longtemps…
— Vous ne vous êtes jamais branché sur Quaz ou sur Rock ?
Il en reste bouche bée ; c’est la première fois de sa vie que ça lui arrive, et il a de la chance que sa réaction se limite à cela, car il sent ses jambes devenir flageolantes et se croit sur le point de tomber dans les pommes.
— Vous êtes Synthi Venture ?
Il n’arrive pas à y croire : qu’est-ce qu’elle peut bien faire dans un trou perdu comme Tapachula ?
— Pour le moment, je suis Mary Ann Waterhouse et je suis en vacances. Mais, oui, c’est ainsi que je gagne ma vie. Alors, est-ce que… euh…
Elle écarte les jambes et se cambre ; ses seins semblent jaillir sous le tissu de son chemisier et ses hanches se mettent à onduler.
Jesse se félicite de l’heure tardive, car l’obscurité dissimule en partie le rouge qui lui monte aux joues ; il se sent de plus en plus dans la peau d’un gosse. Quand il ouvre la bouche, sa voix est suraiguë à ses propres oreilles.
— Vous étiez ma préférée quand j’étais au lycée.
— C’est-à-dire il y a trois ou quatre ans, pas vrai ? dit-elle avec un sourire malicieux. Saviez-vous que les images étaient délibérément un peu floues pour que j’aie toujours l’air d’avoir vingt ans ?
— Euh… vous êtes encore… euh… très belle…
— J’apprécie le compliment, mais n’en faites pas trop, s’il vous plaît.
Soudain, elle tire sur les pans de son chemisier pour lui donner une meilleure idée de son tour de poitrine ; ce geste un peu trop provocant à son goût le fait redescendre sur terre.
— Alors, ils sont plus beaux qu’à la XV ?
— Euh… je…
— Vous êtes censé répliquer : « Je les adore. » Ensuite, vous devez me suggérer de vous suivre dans un coin tranquille.
Elle lui lance une œillade et s’humecte les lèvres ; puis elle lisse sa jupe, faisant ressortir son bas-ventre, et Jesse se retrouve complètement désemparé. Elle s’approche encore et dit :
— Vous appréciez le spectacle, pas vrai ?
Il acquiesce, confus et totalement déboussolé.
— Alors pourquoi n’allons-nous pas baiser chez moi ?
Il se dit alors qu’il a affaire à une prostituée qui s’est fait bio-altérer pour devenir le sosie de Synthi Venture, puis réfléchit et conclut que la ressemblance est assez bonne pour qu’il lui sacrifie un mois de salaire. D’un autre côté, il est peu probable qu’une pute de haut vol ait échoué dans ce coin du Mexique, et jamais une pute ne l’aurait abordé avec un tel manque de finesse – elle est encore plus vulgaire que les adolescentes qui tapinent près de chez lui, bon sang.
Mais s’il s’agit vraiment de Synthi Venture – et plus elle s’approche, plus il en est convaincu…
Elle se colle contre lui, lui prend le visage en coupe, plaque ses lèvres contre les siennes et lui accorde un baiser goulu dans les règles de l’art, ouvrant grande la bouche pour lui insinuer la langue dans le palais. Comme il n’était pas tout à fait prêt, il n’est pas certain d’apprécier, en particulier lorsqu’elle se frotte le bas-ventre contre sa cuisse, mais il sent son pénis se durcir sous son jean. Il rend les armes et la laisse faire tout ce qu’elle veut ; elle glisse une main sous sa chemise, lui pince un mamelon, puis retire sa main pour la poser sur sa ceinture, puis plus bas, sur son membre douloureux. Il presse son bas-ventre contre le sien et elle lui murmure :
— Maintenant, tais-toi. On va aller chez moi. Tu vas me faire tout ce que tu as toujours rêvé de me faire, et ensuite on parlera. Ou peut-être pas. Si tu souhaites seulement me baiser, ça m’est égal.
Elle le prend par la main et il la suit comme un zombie ; on dirait qu’il est passé de la réalité à la XV sans même s’en rendre compte. C’est le genre d’aventure qui arrive à Rock, ou qui lui arrivait dans sa jeunesse – en fait, Rock a vécu plus ou moins la même chose dans Mission à Singapour, le long documentaire dans lequel il enquêtait incognito sur la nouvelle traite des Blanches. Mais à l’époque, il faisait équipe avec Starla, celle dont la carrière a pris fin le jour où elle s’est fait tuer en plein show, donnant naissance à la fameuse « bande interdite » que tout le monde prétend connaître sans jamais l’avoir vue.
De plus en plus troublé, il scrute les alentours, comme en quête d’un quelconque détail irréel qui lui prouverait sans l’ombre d’un doute qu’il est en train de rêver. La chaussée est couverte de poussière – il n’a pas plu depuis un ou deux jours – et l’air est imprégné de la chaleur du soir. Les maisonnettes blanches de ce quartier modeste, bâties à une certaine distance de la rue, lui rappellent certains coins de Los Angeles – mais les soirées ne sont jamais aussi calmes à LA, et on n’y aperçoit jamais les étoiles dans le ciel.
Elle l’encourage à lui poser une main sur l’épaule, et il a presque l’impression de se balader avec Naomi ou avec l’une de ses anciennes copines – sauf qu’aucune d’entre elles ne lui a mis la main au panier comme ça. Il a un mouvement de recul, mais elle se colle un peu plus contre lui et sa main se retrouve posée sur un sein.
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