» Bref, la situation est idéale. Ariane est lancée depuis les Antilles, Delta Clipper III depuis la base Edwards et le K-4 depuis Kageshima. Tous ces sites sont vulnérables… mais pas autant que Kingman Reef où est basé le Monstre. D’après nos ingénieurs météo, tous les lanceurs susceptibles d’emporter plus de deux hommes cesseront d’être opérationnels à la fin du mois de juin.
— Pigé, dit Klieg.
Il détaille Glinda des pieds à la tête ; elle est vêtue d’un tailleur en cuir rose pâle et de souliers assortis. Le genre de tenue qui fait riche, ce qui est parfait quand on a affaire aux Sibériens.
— Rappelle-toi ce qu’a dit le conseiller culturel, lui dit-il. Prends l’air énamouré d’une esclave sexuelle.
Glinda lui lance un sourire.
— Tu sais bien qu’il n’y a qu’un seul homme au monde pour me faire cet effet, mon chéri…
Klieg sent son cœur battre plus fort. Cette réunion sera déterminante : la moitié des officiels de haut rang de la République sibérienne ont consenti à se rendre à Islamabad, la ville la plus proche conciliant les impératifs de discrétion qui leur sont chers et le confort occidental auquel il tient. Les sommes qu’il a engagées jusqu’ici représentent le quadruple du capital de départ de GateTech.
Heureusement que Glinda est là. C’est la partenaire idéale pour ce genre de plan ; elle n’oublie aucun détail, coordonne toutes les phases du processus, et en plus elle est prête à jouer les concubines évaporées pour décrocher le contrat.
Et ce contrat est le sien tout autant que celui de Klieg. Ces derniers temps, a-t-il remarqué, il fait de plus en plus de projets d’avenir : il se demande dans quelle université inscrire Derry, quel type de maison leur sera nécessaire pendant ses années de lycée, puis quand elle aura pris son envol, et finalement quand ils auront pris leur retraite. Il adore planifier.
Il attire Glinda contre lui ; ses talons sont si hauts qu’elle a du mal à ne pas perdre l’équilibre, et comme elle est presque aussi grande que lui, ils se contentent de s’effleurer les lèvres avec tendresse.
Randy Householder n’arrive pas à y croire, mais il a enfin réussi. Une ouverture, après toutes ces années. Cinq de ses datarats lui affirment que Harris Diem se dissimule derrière deux ou trois acheteurs de bandes clandestines. Cela ne le surprend guère : si quelqu’un est en mesure de mener une enquête secrète, c’est bien Diem. Ce qui le surprend, c’est le temps qu’il lui a fallu pour trouver des traces de cette enquête. Il espère qu’il aura moins de difficultés à pénétrer dans ses dossiers.
Rusée, cette idée qu’ils ont eue de planquer les transactions dans les comptes personnels de Diem.
C’est le datarat qui s’est introduit dans le nœud de la NOAA qui a trouvé la clé ; à présent qu’il dispose d’autres clés, notamment de celle du compte bancaire, ça va aller plus vite. Cela prendra quand même quelques semaines, bien entendu, car il doit attendre que les fichiers soient en ligne pour y accéder, et certains d’entre eux sont vieux de plus de dix ans.
Randy s’en contrefiche. Sa longue traque lui a appris la patience. L’espace d’un instant, il se demande à quoi ressemblera sa vie une fois qu’il aura retrouvé le commanditaire du meurtre de Kimbie Dee. Le monde lui-même existera-t-il encore ?
Comme il commence un peu à oublier le visage de sa fille, il passe l’heure suivante à la regarder sur un vidéodisque ; il la voit grandir, s’émeut de sa beauté, la retrouve en cours moyen parmi les pom-pom girls de l’équipe de foot (comme elle était belle !)…
Cut sur le plan tourné à la morgue : visage tuméfié, soutien-gorge serré autour du cou, ventre et cuisses ensanglantés.
— Ça ira, murmure Randy.
Il ne parle plus très souvent, excepté quand il est en ligne. Il ne sait même plus où se trouve Terry – elle s’est remariée et a eu deux ou trois autres gosses.
— On l’aura, Kimbie Dee. Un jour ou l’autre.
Les datarats jaillissent de son ordinateur, son antenne les envoie sur un satellite, et de là ils envahissent les liaisons laser, radio et fibrop. La voiture se dirige vers Austin – les informations qu’il a piratées dans les fichiers de Diem le portent à croire que les archives de la police locale risquent de s’avérer intéressantes.
Il fait sombre dans le Kansas, mais Randy s’en fiche. Il désactive le terminal et finit par s’endormir. Les phares fouillent les ténèbres et n’y trouvent que la route.
II
Vortex
Juin-juillet 2028
Rares sont les endroits du globe à être plus déserts que le point situé à 8o N 142o O. En termes de latitude, 0 correspond à l’équateur, 90 au pôle. En termes de longitude, 0 correspond au méridien de Greenwich et 180 à la ligne de changement de date.
Le point considéré se situe donc à huit degrés nord – tout près de l’équateur – et à cent quarante-deux degrés ouest – bien loin de Greenwich. Outre l’intersection de deux lignes imaginaires, on y trouve surtout de l’eau et de l’air.
Au fond de l’océan, à moins quatre mille huit cents mètres, on ne trouve que des ténèbres absolues, un froid glacial et une pression élevée ; le plancher boueux forme un moutonnement de collines qui se transforment en montagnes plus à l’ouest. Quelques cadavres descendent parfois de la surface, mais ils sont fort rares ; cette région est un véritable désert marin.
La température n’augmente que lorsqu’on se rapproche de la surface ; les cent cinquante derniers mètres appartiennent à un univers d’air et de lumière, mais la nourriture est si rare dans le coin que les eaux sont claires, chaudes et désertes.
Au-dessus de l’eau, la température de l’air saturé de méthane s’est considérablement accrue durant la longue journée équatoriale ; l’eau chauffée par le soleil a renvoyé sa chaleur excédentaire sous forme de rayons infrarouges, mais comme le méthane est imperméable à ces rayons, l’air a conservé la majorité de cette chaleur et l’a renvoyée à l’eau.
La surface de l’océan est agitée par de petites brises et par le grand tourbillon des alizés ; il arrive qu’un peu d’air chaud prenne de l’altitude, qu’un peu d’air frais descende pour venir caresser les vagues. Le hasard veut que l’air s’amasse à certains endroits, et juste après le lever du soleil – à six heures du matin, heure locale –, c’est ce qui s’est produit à la hauteur de notre point. L’air chaud montant de la mer alentour s’est massé à l’intersection de nos lignes imaginaires, et une petite montagne d’air chaud s’est mise à y pousser.
Cette montagne invisible d’air chaud et humide a tout d’abord culminé à trois mille mètres environ. Il existe des sommets plus élevés dans les Rocheuses.
Mais au-dessus de cet air chaud et humide, on trouve de l’air plus froid et plus sec. Dix-huit kilomètres plus haut – une distance qu’on parcourt en dix minutes sur une autoroute bien dégagée –, se trouve une autre ligne imaginaire, la tropopause. Au-dessous de la tropopause, la température diminue avec l’altitude, en fonction de la baisse de pression et de l’éloignement de la surface terrestre ; au-dessus de la tropopause, les rayons ultraviolets réchauffent l’atmosphère raréfiée, de sorte que la température augmente avec l’altitude, les couches supérieures recevant plus d’ultraviolets que les couches inférieures (qu’elles protègent au demeurant). Si bien que la tropopause peut être en un sens assimilée à un isotherme – elle représente l’altitude à laquelle l’air atteint sa température minimale.
Mais la tropopause n’est pas tout à fait aussi imaginaire que les méridiens et les parallèles. C’est une ligne beaucoup moins arbitraire ; l’air qui se trouve en dessous a du mal à passer au-dessus. Imaginez des cubes en plomb, en bois et en mousse ; si vous les empilez dans cet ordre, vous obtenez une structure stable et difficile à renverser ; si vous placez le cube en plomb au sommet et le cube en mousse à la base, votre structure ne tiendra pas longtemps.
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