Cette nouvelle zone de formation est plus vaste que toutes celles qu’on a pu observer à ce jour.
Sous les yeux de Carla, l’ordinateur effectue une série de projections à partir de données aléatoires.
Elles sont toutes terrifiantes. Elle a envie de se coucher, espérant constater à son réveil que tout cela n’était qu’un cauchemar.
Quoi qu’il en soit, rien ne se passera cette nuit. Elle a le temps de faire remonter Mon Bateau, de se brancher, de parler de tout ça avec Di, avec Louie, avec quelqu’un.
Elle prend le contrôle du pilote automatique, le règle sur « surface » et le programme pour une remontée en douceur. L’instant d’après, le vacarme des moteurs change de tonalité et Mon Bateau entame son ascension. Elle retourne à son clavier et prépare un fichier pour le transmettre à Di.
Peut-être qu’il est déjà au courant. Peut-être qu’il est dans le coup. Eh bien, dans ce cas, il lui conseillera peut-être de ne pas se mêler de cette histoire. Et peut-être même qu’il la mettra au parfum. D’un autre côté, si on l’a maintenu dans l’ignorance de la situation… qui tire les ficelles ?
Ils finiront bien par le savoir. Il leur suffira de révéler leur découverte et d’attendre que quelqu’un tente de l’étouffer. Elle sourit en se rendant compte qu’elle sombre dans le mélodrame.
Lorsque la coque de Mon Bateau émerge à l’air libre, Carla est prête à télécharger. Elle compose le numéro personnel de Di, puis se rappelle le décalage horaire ; heureusement, elle a perdu toute notion du temps durant sa plongée et il n’est que 22 heures là-bas – une heure raisonnable, même si Di a des enfants en bas âge.
C’est sa femme Lori, l’auteur de polars, qui décroche. Elle est toujours un peu distante avec Carla. Peut-être que Di lui parlait trop souvent de sa collègue quand ils travaillaient ensemble.
Mais Lori la connaît assez bien pour savoir que cet appel est important.
— Salut. Je vais chercher Di. Il dort avec les gamins.
— Merci, Lori. Désolée d’appeler aussi tard.
— Ce n’est pas grave – vous avez sûrement de bonnes raisons. Puis-je vous poser une question avant de réveiller Di ?
— Bien sûr.
— Est-ce qu’il se passe quelque chose de grave ?
Lori jette un regard hors champ, sans doute pour s’assurer que Di ne l’écoute pas.
— Il parle en dormant, poursuit-elle, il passe des nuits agitées, il est livide quand il rentre du bureau…
— Ça ne m’étonne pas, dit Carla. C’est très grave, Lori, et je pense même que c’est encore plus grave que ne le croit Di.
Lori hoche la tête et son expression s’altère. Voilà le genre de femme qui s’achète un Self-Defender dès qu’elle constate que son quartier est devenu dangereux, se dit Lori. Si jamais elle apprend qu’un brevet a été piraté avec une AIRE ou que les prix du fibrop viennent de s’effondrer, elle saura exactement quelles actions elle doit revendre si elle ne veut pas ruiner ses enfants. Elle sait tout ce qu’il faut savoir sur le monde dans lequel elle vit, et elle est prête à utiliser ses connaissances. Si quelqu’un est capable de se sortir de ce pétrin, c’est bien Lori – comme l’aurait dit la grand-mère de Carla, c’est une « femme de tête ».
— Vous pouvez me donner des détails ? demande Lori.
Un instant d’hésitation, puis :
— Eh bien, je crois savoir pourquoi Di n’a pas voulu vous en donner. Mais je pense que vous avez le droit d’être informée. C’est une catastrophe globale qui se prépare, j’en ai peur ; des tas de gens vont mourir et des tas de choses vont changer.
— Pouvons-nous faire quoi que ce soit pour… assurer notre sécurité ? Je ne veux pas en parler à Di, il se fait assez de souci comme ça, mais les enfants…
— Si j’ai une idée brillante, je vous appelle aussitôt. En attendant, peut-être devriez-vous envisager de passer vos vacances à la montagne… vous n’êtes qu’à quelques kilomètres de l’océan, n’est-ce pas ?
— Exact.
Lori semble prête à faire ses valises sur-le-champ.
— Mais je peux me tromper, Lori. Si, comme je le pense, les Appalaches subissent des précipitations extraordinaires, ça risque d’être encore pire que sur les côtes – il y aura des inondations, des tempêtes, des coulées de boue, de la grêle, et même des blizzards en plein mois de juillet si la couverture nuageuse est suffisamment importante. Nous ne sommes pas encore en mesure de tirer des conclusions. C’est en partie pour ça que Di est tellement soucieux, je pense – parce que nous ne pouvons encore rien dire mais nous savons que ça va être grave.
À moins qu’il n’ait une idée précise de la situation et ne fasse de la rétention d’informations pour des raisons politiques, ajoute-t-elle mentalement en croisant les doigts.
— Merci, dit Lori. Je vais chercher Di.
— Oh, Lori ?
— Oui ?
— J’ai adoré Massacre en vert. C’est mon préféré.
— Merci, répète Lori avec un sourire radieux.
Elle disparaît du champ, pour être remplacée par Di quelques instants plus tard.
— Carla, que se passe-t-il ?
— Pas mal de choses, j’en ai peur. J’ai appelé Louie il y a quelques heures, et il m’a communiqué une partie des données relatives à la concentration de méthane qu’ont recueillies les satellites.
— Toujours aussi romantique.
— Oh, la ferme. C’est important. Les chiffres qu’il m’a donnés sont nettement plus élevés que ceux de la NOAA, et cela résulte d’une erreur systématique : quelqu’un a divisé par huit certaines données importantes avant de les transmettre. Je veux savoir ce qui se passe et pour quelle raison… et si tu n’es pas dans le coup, je veux te donner les vrais chiffres.
Di a l’air sonné, mais elle ne saurait dire s’il est surpris par cette information ou par le fait qu’elle ait pu l’obtenir.
— Quels sont ces chiffres ? demande-t-il.
Elle les lui communique, puis lâche la deuxième de ses trois bombes.
— Quand tu entreras ces données dans ton ordinateur, demande-lui donc une carte des isothermes du Pacifique.
— Pourquoi ?
— Parce que notre modèle se contente de calculer la surface des zones de formation de cyclones prises une par une. En règle générale, ça suffit amplement et ça marche sans problème, parce que lorsque les changements ont peu d’amplitude les zones ne bougent que d’une centaine de kilomètres environ.
Elle lui apprend que tout le Pacifique peut dorénavant être considéré comme une seule zone de formation.
— Réfléchis, Di : plus un cyclone se déplace, plus il devient puissant. Jusqu’ici, on n’en a jamais vu un parcourir trois mille kilomètres sans quitter sa zone de formation. Quand un ouragan dévaste la côte est des USA, il cesse de sévir dès qu’il a traversé la Floride. Mais cet été, on va voir des cyclones parcourir dix ou douze mille kilomètres avant de toucher terre… et peut-être verra-t-on l’un d’entre eux foncer vers l’Europe après avoir démoli New York.
— Un instant, Carla, la situation est grave mais pas à ce point. Les cyclones se déplacent d’est en ouest. Ils finiront toujours par toucher terre…
Le moment est venu de lâcher la troisième bombe.
— Ils se déplacent aussi vers le pôle. Et une fois qu’ils auront dépassé la latitude trente-deux ou environ, les courants directeurs auront tendance à les pousser vers l’ est. On risque de voir l’un d’eux passer l’été à tourner en rond sans perdre un iota de sa puissance.
Ce qui caractérise l’information, c’est qu’elle peut être volée un nombre de fois quasiment illimité. Lorsqu’il est devenu évident que tel météorologue de la NOAA était placé au point focal de la crise, son opinion – du genre « voici ce qui va probablement se passer » – est devenue une information, donc une donnée valant la peine d’être volée. C’est ce qu’ont fait une douzaine de programmes de surveillance, relayés chacun par plusieurs douzaines d’autres programmes dans plusieurs centaines de commutateurs, si bien qu’à présent presque tous ceux qui ont une importance quelconque savent que Diogenes Callare est quelqu’un d’important. Lui-même est l’une des rares personnes à l’ignorer encore.
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