L’air froid est lourd comme le plomb ; l’air chaud est léger comme la mousse. Dans la troposphère, l’air chaud est en dessous et le système est en mouvement constant ; dans la stratosphère, l’air chaud est au-dessus et le système résiste aux perturbations. Quand un courant d’air chaud s’élève dans la troposphère jusqu’à atteindre la tropopause, il ne peut pas franchir celle-ci pour passer dans la stratosphère, et il se répand comme une flaque sous la tropopause.
Tout comme la surface de l’océan, le plafond de la tropopause est constamment agité de vents et de courants ; tantôt ils additionnent leurs forces et tantôt ils les annulent. Ce matin-là, à 7 h 45 heure locale, juste au-dessus de notre montagne d’air, les vents ont soufflé tous azimuts en dessous de la tropopause.
Si bien que notre masse d’air chaud, qui avait déjà tendance à s’élever, a subi des pressions sur ses flancs en même temps que la pression diminuait à son sommet. Telle une bulle montant à la surface d’une casserole d’eau bouillante, la montagne d’air chaud s’est détachée de la surface de l’océan, a monté jusqu’à la tropopause et y a été dispersée par les vents qui soufflaient à cette altitude.
En disparaissant, cette montagne a laissé un vide… qui a aussitôt été comblé par une nouvelle masse d’air chaud, laquelle a formé une montagne plus élevée que la première, qui a aussitôt subi le même sort, donnant naissance à une troisième montagne…
Au niveau de la mer, dans un rayon de cinquante kilomètres, l’air s’est précipité vers le point situé à 8o N 142o O, puis l’air a fui ce point une fois parvenu au niveau de la tropopause.
Et la force de Coriolis – une force entraînant le déplacement des objets sur la surface terrestre, causée par la rotation du globe, grâce à laquelle il est délicat de lancer un missile et quasiment impossible de jouer au ping-pong sur un manège en mouvement – a incliné vers l’ouest la trajectoire du vent se déplaçant vers le nord, vers l’est celle du vent se déplaçant vers le sud ; si bien qu’à 9 h 10, notre masse d’air en mouvement décrivait une spirale dont le centre était le point de pression minimale. Sa vitesse atteignait désormais 100 km/h.
Sur sa course en spirale, l’air accumulait la chaleur venue de la mer, gagnait en vitesse, se faisait plus dense autour de la colonne centrale ; l’air chaud avait de plus en plus de peine à s’introduire dans cette colonne, à présent large de plusieurs kilomètres, et à prendre de l’altitude.
Le déplacement d’une telle quantité d’air chaud vers des hauteurs plus froides a eu d’autres effets. Lorsque l’air venu des altitudes se disperse, se refroidit et redescend, l’eau a tendance à se condenser, et des nuages orageux se sont formés tout autour de la colonne d’air chaud, donnant à celle-ci l’aspect d’un gigantesque champignon ; sous l’effet de la chute de l’air froid et de la force des vents, les cumulo-nimbus présents dans les environs se sont mis en formation de tempête, leur circulation a engendré d’énormes différences de potentiel électrique, et l’océan est maintenant recouvert d’un ciel de plomb parsemé d’éclairs et d’averses.
L’instant est arrivé.
L’air tournant en spirale autour de la base de la colonne est devenu trop dense pour laisser passer quoi que ce soit ; la muraille d’air qui entoure la colonne tourne de plus en plus vite et s’élève de plus en plus haut, donnant naissance à de véritables tourbillons. La colonne centrale, privée de tout apport d’air, se vide jusqu’à ce qu’il y règne une pression bien au-dessous de la normale ; l’air montant en spirale autour d’elle atteint la tropopause et se met à pomper l’air chaud avec une efficacité sans cesse croissante.
À mesure que l’air se déploie au sommet de la tempête, la base de celle-ci en aspire de plus en plus. La vitesse de rotation de la spirale augmente à chaque minute. Le rayon d’action de la tempête augmente en conséquence.
Les nuages alentour sont réduits en lambeaux et forment une muraille blanche ultrarapide ; les nuages piégés dans la colonne en sont évacués et disparaissent aussitôt, laissant une portion de ciel d’azur au-dessus des eaux écumantes.
La colonne centrale est devenue un œil, la tempête un cyclone.
Le problème quand on souffre d’un chagrin d’amour à Tapachula, se dit Jesse, c’est que les gens y sont si sympa qu’en moins de quinze jours non seulement ils sont tous au courant mais en outre ils ont tous des conseils à lui donner. Ces conseils se répartissent en trois types : le type macho, provenant des représentants du sexe fort, qui lui conseillent d’oublier cette chica et de s’en trouver une autre ; le type romantique, offert par les femmes plus âgées, qui lui affirment qu’il doit rester fidèle à Naomi et que de toute façon les autres candidates ne manquent pas ; et le type pragmatique, dispensé par les trois adolescentes qui tapinent près de chez lui et qui lui disent chaque soir qu’elles seraient ravies de consacrer toute leur expertise à lui faire oublier son mal d’amour.
Il reçoit les deux premiers types de conseil avec une attention extrême et un sourire poli ; quant au troisième type, il est parfois tenté mais trop fier pour succomber à la tentation.
Tapachula est un lieu agréable où soigner un cœur brisé. Les arbres étrangement taillés du Zócalo recèlent quantité de coins d’ombre d’où il imagine que Naomi va soudain émerger ; l’abondance de cafés à l’est et au sud des jardins lui permet d’arroser son chagrin quand il le veut.
Et puis il assiste tous les soirs à la fameuse promenade. Celle-ci ne ressemble guère à l’évocation qu’en fait le guide touristique, qui parle de « jeunes hommes galants vêtus à la dernière mode latino et de señoritas aux yeux pétillants surveillées par leurs tantes vigilantes », mais d’un autre côté, quel touriste aurait envie de contempler « des hommes qui, après une dure journée de travail, revêtent leurs plus beaux atours pour conter fleurette à de jeunes ouvrières élégamment vêtues » ? Autant aller traîner dans un centre commercial américain.
Mais Jesse est néanmoins tout à son aise quand vient l’heure de la promenade. Il ressemble à un jeune premier du style vingtiémiste ; en le voyant, on l’imagine dans le rôle du Jeune Flic, du Bouillant Shérif adjoint, du Jeune Pilote téméraire ou du Brillant Jeune Docteur – bref, dans la peau d’un futur héros, et la plupart des jeunes filles du coin ont été conditionnées pour être attirées par les hommes comme lui, lesquels sont fort rares à Tapachula. Difficile de rester le cœur brisé lorsque, toutes les deux ou trois minutes, une beauté aux yeux de braise agite ses cheveux noir de jais, vous lance un sourire adorable et – d’un vif mouvement des hanches – fait ressortir sous le tissu une poitrine conquérante ou de jolies fesses bien rondes. C’est presque aussi revigorant qu’un verre de bière locale.
Et, bizarrement, cela l’aide dans son travail car, comme il ne réagit à aucune de ces avances, il ne suscite pas la jalousie de ses élèves du sexe masculin. Ses peines de cœur semblent en fait les rapprocher de lui ; les jeunes Mexicains se laissent souvent aller quelque temps à des chagrins de ce type, mais Jesse sait bien que c’est grâce à ses revenus qu’il peut se permettre de faire durer le sien – comme il n’est pas obligé de se marier pour quitter le domicile parental, peu lui importe de laisser passer une occasion pendant qu’il se complaît dans sa mélancolie.
Il existe d’autres bénéfices. Jesse a enfin réussi à maîtriser les fondements de l’ingénierie : ça fait deux mois qu’il enseigne en espagnol les matières qu’il a étudiées lors de ses deux premières années de fac, et le fait de traduire ses connaissances dans une autre langue et de répéter plusieurs fois la même chose a fermement ancré le sujet dans son esprit. Toute fausse modestie mise à part, il sait qu’il n’aura aucune peine à décrocher sa Maîtrise une fois qu’il aura regagné l’U d’Az.
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