Il n’a pas remarqué que ses supérieurs le traitaient avec force ménagements, ni qu’il était constamment surveillé par des agents du FBI.
Ce qu’il a remarqué, c’est qu’on le laissait ignorer pas mal de choses, comme si personne ne souhaitait qu’il aboutisse sur quoi que ce soit. L’appel de Carla Tynan lui fait prendre conscience de sa situation, et il a passé suffisamment de temps à Washington pour comprendre que, si on lui cache tant de choses, c’est parce qu’il est plus important qu’il ne le croit. De là à sombrer dans la paranoïa, il y a une sacrée marge, mais comme le dit un proverbe centenaire : ce n’est pas parce que vous êtes paranoïaque que personne ne vous en veut.
Lorsqu’il raccroche, il repense à une douzaine de petits détails… ce rapport de mesure qu’il a classé sans suite en le jugeant trop alarmiste – et qui a disparu de son bureau. Ces deux ou trois types qu’il n’avait jamais vus à la NOAA, qu’il croyait être de nouvelles recrues, et qui passent le plus clair de leur temps au téléphone et ne semblent guère versés en météorologie. Ce nouveau superviseur qui s’est fait expliquer que la formule du méthane est CH4 et que ce gaz est opaque aux infrarouges.
Il comprend soudain qu’une foule de datarats doivent rôder dans les nœuds les plus proches et que leur nombre s’accroît en permanence. Il ignore l’existence des quatre types planqués autour de sa maison – et des deux autres qui les surveillent et attendent qu’ils fassent une gaffe –, mais il les remarquera en sortant de chez lui le lendemain matin.
Di Callare se lève et se passe une main dans les cheveux. Il repense à toutes ces années de routine où il ne s’est pas passé grand-chose ; à la nuit où la capitale a été détruite par un feu nucléaire, à la longue année durant laquelle on l’a rebâtie et où il a fini par comprendre que les Bérets bleus ne rentreraient jamais à la maison ; et à l’évolution qu’a subie Washington, qui est passée de l’état de ville crasseuse et dangereuse à celui de haut lieu de l’intrigue, comme l’étaient jadis Vienne, Berlin ou Bucarest, un lieu où le pouvoir s’amasse et se coagule dans les recoins les plus sombres, un lieu où quatre de ses amis sont morts à l’issue d’étranges accidents et où trois autres ont disparu sans laisser de traces.
— Et c’est au tour de la NOAA, bordel, marmonne-t-il.
Il se retourne aussitôt, puis se rappelle avec soulagement que Nahum est endormi et ne l’a pas entendu jurer. Il pousse un long soupir et va voir ce que fait Lori.
Elle est penchée sur son clavier et pianote avec acharnement. Il a renoncé à lui demander pourquoi elle utilise cette antiquité alors que les logiciels de dictaphone sont désormais au point ; l’explication qu’elle lui donne – les lecteurs sont rapides et n’entendent pas le son des mots, si bien que son rythme doit être celui de l’écrit plutôt que celui de l’oral – lui demeure incompréhensible, mais d’un autre côté, jamais il n’est parvenu à lui expliquer la nature du jet stream. Disons qu’elle sait ce qu’elle fait et restons-en là.
Il s’avance à pas de loup et lit par-dessus son épaule : … mais personne n’était là pour entendre ses cris, ses hurlements, même lorsque l’homme aux yeux si doux commença à lui entailler la peau autour du sein…
Di Callare grimace, écarte les cheveux de sa femme, l’embrasse sur la nuque. En temps normal, elle déteste être interrompue en plein travail, et en temps normal, il respecte ses vœux, mais il a besoin de la toucher et espère qu’elle le comprendra.
Lorsqu’elle se retourne pour l’embrasser sur la joue, elle a les larmes aux yeux.
— Mauvaises nouvelles ? demande-t-elle.
— En effet. Tu as entendu ce que m’a dit Carla ?
— Elle m’a dit que ça allait être grave, explique Lori dans un murmure.
Il plisse les lèvres en signe de contrariété : Carla devrait pourtant avoir assez de jugeote pour ne pas dire à Lori que…
— Ne lui en veux pas, dit celle-ci. C’est moi qui lui ai demandé ce qui se passait. C’est une de tes meilleures amies, tu sais – peut-être pas la plus proche, mais sans doute une des plus loyales. Et je l’aime pour ça.
Il agrippe Lori par la taille et l’emporte dans leur chambre ; naguère, quand il accomplissait ce rituel, en grande partie pour lui prouver qu’il en était encore capable, elle lui disait que c’était « une scène de cinéma classique, celle où le jeune premier emporte la jeune première et où le spectateur comprend ce qu’ils vont faire – juste avant que le train entre dans un tunnel ou qu’un avion apparaisse dans le ciel…».
Il sourit en y repensant. Ils font l’amour durant un long moment, comme s’ils voulaient mémoriser chacune de leurs caresses.
Jesse a passé trois semaines à Tapachula lorsqu’il persuade enfin Naomi de lui rendre visite. D’abord, tout semble se passer à merveille ; son boulot et son petit appart paraissent la ravir, et elle le félicite d’avoir fait de nets progrès dans son mode d’existence. Il a au moins réussi à lui faire croire qu’il est devenu un authentique gauchiste.
Mais le soir venu, alors qu’ils sont assis côte à côte sur le sofa et qu’il tente de l’embrasser, elle s’écrie :
— Oh, mon Dieu, Jesse, non, non ! Je ne peux pas. J’ai eu tant de mal à me remettre de toi la première fois.
— Eh bien, ne cherche plus à te remettre et prends ton plaisir.
— Si seulement c’était possible.
— Pourquoi est-ce impossible ?
C’est la première fois qu’il la voit perdre son calme.
— Parce que tu es peut-être le genre de mec qui ne souhaite qu’une chose, que je prenne mon plaisir, c’est ça ? Que tu ne penses qu’à toi, c’est déjà assez grave, mais pourquoi faut-il en plus que tu veuilles que je ne pense qu’à moi ? Je n’arrive pas à y croire : tu voudrais que je sois égoïste, centrique et linéaire !
Et ils passent les heures suivantes à parler philosophie. Quand Jesse finit par s’endormir, non seulement il est épuisé mais de plus l’appart est trop petit pour qu’il puisse se permettre de se soulager avec sa main. Le lendemain, Naomi disparaît à bord d’un petit avion qui laisse un sillage vertical dans le ciel d’azur. Elle aura atterri à Tehuantepec avant que le combino de Jesse l’ait extirpée de l’embouteillage.
Il réussit cependant à la convaincre de revenir le voir, et puis, dans un des petits cafés du Zócalo, il commet l’erreur de lui suggérer qu’un peu de plaisir ne risque pas de nuire à son mode de vie, et voilà qu’elle se met à pleurer et, mais oui, elle le frappe (pas très fort, elle n’a aucun entraînement). Elle lui jette le contenu d’un pichet de bière dans un fracas de vaisselle, hèle un taxi et disparaît avant qu’il ait eu le temps d’éponger son visage couvert d’alcool poisseux.
Il relit le contrat qu’il a passé avec TechsMex et découvre qu’il est coincé ici pour les six prochains mois, à moins qu’il ne verse une indemnité de rupture équivalente à deux fois le prix d’une voiture neuve. De toute façon, ses élèves lui auraient manqué. Ce sont des types formidables – la preuve, c’est que trois d’entre eux ont observé la scène au café et qu’il n’a droit à aucune remarque durant les jours qui suivent. Comme si la mémoire collective, la banque de ragots de Tapachula avait subi l’équivalent du Flash.
Avec Jesse dans le rôle des ruines du Duc.
— Et voilà, dit Glinda Gray à John Klieg. Insiste sur ce point avec les Sibériens. Il y a Ariane 12, Delta Clipper III, le K-4 japonais, quelques avions spatiaux militaires à peine capables de transporter leurs équipages, et aucun lancement lourd tant que le NAOS n’aura pas fait décoller le Monstre. En théorie, les Russes ou les Chinois pourraient se remettre à fabriquer des boosters grand modèle, mais ils seraient obligés de repartir de zéro.
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