— Même si… euh…
Talley laisse sa phrase inachevée, mais tous savent ce qu’elle allait demander à Di.
— Oui, dit celui-ci. Même si les nouvelles sont graves et risquent de déclencher des émeutes. Bon sang, on ne peut pas tromper les gens indéfiniment ; que leur dirons-nous quand leurs villes seront détruites : « il n’y a aucune raison de s’affoler » ? Il est grand temps de proclamer la vérité.
Le micro-analyseur planqué dans le restaurant transmet ses paquets de datarats à la vitesse maximale ; Harris Diem découvre la teneur de la conversation quasiment en temps réel. Les fuites vont bien se produire de la façon qu’il avait prévue ; il décide de dépêcher sur les lieux deux ou trois « nourriciers » – des datarats conçus pour localiser d’autres datarats et les nourrir de données ; la CIA les utilise pour ses campagnes de désinformation et les services de police pour traquer les criminels internationaux en se jouant des barrières administratives. Ces nourriciers vont transmettre des informations explosives aux datarats associés au New York Times, à Scuttlebytes et au petit nouveau, Reniflements.
L’heure est venue de mettre Louie Tynan dans la confidence. Diem entre en contact avec lui.
Tynan se montre agacé, ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’un militaire de son âge.
— Vous voulez dire que vous êtes au courant depuis le début ? Pourquoi diable n’avez-vous pas décidé de donner les ressources nécessaires au docteur Callare et d’avertir la population ?
— Parce que la moitié de la population ne nous aurait pas crus et que l’autre moitié aurait cédé à la panique. Il nous faut à tout prix une réaction rationnelle.
Tynan se calme aussitôt – le comportement de la populace lui inspire la même méfiance qu’à Diem.
— Et maintenant ? demande-t-il. Je n’aime pas mentir à Carla et je ne suis pas doué pour ça. Et je ne pense pas que…
— Holà, holà, du calme, dit Diem en souriant. J’ai bien l’intention d’informer tout le monde. Pas tout de suite, car j’ai besoin de disposer d’une bonne équipe avant de pouvoir saquer quelques bureaucrates – à commencer par Henry Pauliss, un nom qui vous est sans doute familier – pour les remplacer par des gens compétents. Mais ça ne va pas traîner. Contentez-vous de transmettre les informations, et si un de vos correspondants a peur de se faire prendre, dites-lui de garder le contact jusqu’à ce que l’un de vous soit arrêté – ce qui ne risque pas d’arriver de sitôt, vous le savez aussi bien que moi.
Tynan proteste pour la forme, mais finit par obtempérer ; heureusement qu’il a l’habitude de recevoir des ordres, se dit Diem, car sinon ce serait sans doute l’homme le plus têtu de la Terre.
En fait, c’est précisément à cause de son entêtement qu’il ne se trouve pas sur la Terre, et cela aussi représente un avantage certain.
— Il y a autre chose, et je crois que ça va vous plaire, poursuit Diem. Nous souhaitons que vous accomplissiez une tâche majeure sur la Lune, et nous vous donnons carte blanche [7] En français dans le texte. (N.d.T.)
pour ce qui est de la méthode.
— Génial. De quoi s’agit-il ?
— La perte de Kingman Reef a fait réfléchir certains de nos crânes d’œuf, qui ont conclu que les cyclones allaient proliférer cet été et que nous risquions de perdre tous nos sites de lancement. Or nous allons avoir besoin de pas mal de satellites météo. La Base lunaire dispose de ses opérations minières et de ses ateliers cadcam – nous voulons que vous l’automatisiez de façon à pouvoir y fabriquer des satellites et à les placer en orbite terrestre. Nous sommes prêts à vous transmettre les spécifications techniques.
— Combien de temps devrai-je rester là-haut ?
— Vous êtes impatient de redescendre ? Je sais qu’on aurait dû vous remplacer depuis longtemps.
— Ce n’est pas ce que j’ai demandé. Combien de temps devrai-je rester là-haut ?
— Hum… Eh bien, jusqu’à ce que la crise soit passée, je pense. Au moins jusqu’à cet automne.
— Dans ce cas, marché conclu.
Diem se dit en raccrochant : voilà un gars qui ne se fait plus aucune illusion mais qui exécute les ordres qu’on lui donne – et en plus, il est prêt à tout pour garder son boulot. Tous les goûts sont dans la nature.
Comme d’habitude, cette expression déclenche un léger bourdonnement dans son crâne, comme si un petit serpent à sonnette s’y était niché. Il pense aux bandes rangées dans sa cave, au dispositif complexe qu’il y a installé… et chasse cette image de son esprit, comme il le fait au moins une fois par heure ces temps-ci.
Jesse sait déjà que Mary Ann Waterhouse est complètement givrée – en fait, c’est à peu près tout ce qu’il sait à son sujet –, mais à présent que son accès de fièvre nympho est passé, elle lui semble d’agréable compagnie. Et les tacos qu’on lui sert – agneau saignant, oignons crus et tomates fraîches – sont succulents, si bien qu’il ne regrette pas son expérience, même si celle-ci est beaucoup trop bizarre pour qu’il puisse jamais en faire un récit crédible.
Et Mary Ann est bien mignonne, à présent qu’elle est vêtue d’une tenue plus discrète et que la lueur des chandelles la rajeunit de quelques années.
— Je pense que je te dois une explication, Jesse, dit-elle pendant le repas, mais pour être franche, je ne sais pas si j’en ai trouvé une. Jusqu’ici, je passais mes journées à prendre l’autocar, à me promener sur la plage de Puerto Madero et à pleurer tout mon soûl quand je n’avais pas envie de hurler. Je croyais que j’allais pouvoir rencontrer des gens ordinaires, comme si j’étais moi-même une personne ordinaire.
— Ton travail doit être vraiment stressant, dit Jesse, conscient de la stupidité de ce commentaire.
— Oui.
Elle passe la minute suivante à mâcher soigneusement sa bouchée, puis reprend :
— Tout le monde le sait, mais la XV n’en parle jamais. Sais-tu ce que c’est que le flou ?
— Euh… ça me dit quelque chose. C’est un truc qui te permet de conserver ton identité, non ?
— Je vois que tu connais la version officielle. Tu veux que je te raconte un truc vraiment horrible ?
Il écarte les bras en signe de résignation ; si c’est pour trouver une oreille amicale qu’elle tourne ainsi autour du pot, il est prêt à l’écouter – même s’il a l’impression de soulever une pierre dissimulant une masse grouillante d’asticots. Et quelque chose en lui est impatient de connaître la vérité.
Mais Mary Ann interprète sa réaction d’une tout autre façon. Elle-même a été choquée de la façon dont elle a agressé ce pauvre garçon – oui, agressé, c’est bien le mot juste. En fait, depuis son arrivée au Mexique, elle se demande si elle va réussir un jour à se remettre ; durant la première semaine de son séjour, elle s’est affublée d’une perruque pour jouer à la touriste, montant au sommet du Tacaná à bord d’une nacelle et effectuant une randonnée dans la forêt tropicale. Puis elle est restée enfermée dans sa chambre pour bouquiner, et ensuite elle a passé ses journées à la plage… et voilà qu’elle se met à agresser les garçons dans la rue. Elle se demande quand elle va toucher le fond.
Mais elle veut être sûre que Jesse ne la quittera pas sur une mauvaise impression.
— Le flou n’a pas grande importance, dit-elle à voix basse. Ce n’est qu’une explication toute faite. Nous sommes aussi sensibles que le commun des mortels, mais seule une infime partie de nos sentiments franchit le barrage de l’interface nerveuse. Et ça n’a rien à voir avec un signal susceptible d’être amplifié… c’est un peu comme une image floue, il ne sert à rien d’allumer la lumière pour mieux voir. Donc… eh bien, pour me résumer, nous devons exagérer tout ce que nous ressentons. Et parfois…
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