— Vous vous faites physiquement mal ?
— Oui, et nous finissons par nous adapter à cette situation ; seules les émotions intenses sont exploitables.
Elle baisse les yeux ; ce n’était pas là qu’elle voulait en venir.
— Écoute, ça va te sembler idiot, mais… ces derniers temps, tout ce que je dis me paraît idiot si ça ne vient pas d’un script. Mais assez parlé de moi. J’aimerais que tu m’en dises un peu plus sur toi.
Il fait la grimace, mord dans son taco – Mary Ann s’est demandé pourquoi le repas était si copieux, mais la señora Herrera en sait davantage qu’elle sur l’appétit des adolescents – et dit :
— Non, ça ne semblait pas idiot, ça semblait poli de ta part. Tu veux vraiment que je te parle de moi ?
— Il me semble que tout le monde sait ce que je ressens ; ce que je veux savoir, c’est ce que ressent une personne moins perturbée que moi. Vas-y, je t’écoute.
Il hausse les épaules.
— Excuse le cliché, mais la première chose qui me vient à l’esprit, c’est qu’il n’y a vraiment pas grand-chose à raconter. Quant à la seconde… oh, et puis zut. Je suis venu ici pour enseigner aux classes préparatoires de l’université de Tapachula. Je suis élève ingénieur à l’U d’Az mais j’ai demandé un congé sabbatique. Je travaille avec des gars du coin qui ont besoin de faire des progrès en maths et en physique pour préparer les écoles d’ingénieurs… mais…
Ses yeux se perdent dans le lointain.
— Mais ? encourage-t-elle.
Une petite voix lui souffle que Synthi Venture est mieux à même d’apprécier la situation que Mary Ann. Ce mec est joli garçon – joli, tu parles : il est carrément beau –, et la façon dont la lueur des chandelles joue sur son visage ému… on se croirait dans un documentaire consacré à quelque poète romantique…
— Mais, reprend-il, il y a cette fille.
C’est une histoire fabuleuse, se dit Mary Ann, et ce qui la rend fabuleuse, c’est le fait que ce garçon soit mille fois plus sincère que les gens de son entourage habituel. Il est en train de vivre un grand amour et pense que c’est le seul qu’il vivra jamais. Et il a l’air si triste… et si beau.
Mary Ann se targue d’être aussi intelligente que cynique, et elle a parfaitement raison. Mais ce qu’elle n’admet que rarement, c’est que pour séduire son public, Synthi Venture doit être capable de ressentir les émotions prisées dudit public… conclusion : il y a toujours eu une part de Synthi chez Mary Ann, et cette part n’a cessé de croître au fil des ans. Aussi ringard que cela puisse paraître, elle est profondément troublée par les confidences que lui fait ce garçon, de sorte qu’elle adopte l’attitude la plus séduisante qui soit : elle a l’air fascinée.
Jesse s’en aperçoit, se dit aussitôt qu’elle est douée pour écouter les autres, que c’est la première personne qui semble le comprendre, et à sa grande surprise, il se prend de compassion pour elle – finalement, c’est une brave fille que la vie n’a pas gâtée. Il est fier de pouvoir ainsi lui pardonner… et remarque qu’elle est transfigurée par la lueur des chandelles.
— Mais assez parlé de moi, conclut-il. Tu as sans doute eu ta dose de clichés. Euh… je ne travaille pas demain. Ça te dirait d’aller faire quelque chose de vraiment idiot, comme d’aller te promener sur la plage avec moi ?
— Cela me comblerait.
Elle a un sourire profond, secret, où il lit plusieurs siècles de souffrances tempérés par une grande chaleur intérieure. Il se rend compte qu’ils sont peut-être faits l’un pour l’autre et lui dit :
— Génial.
Elle adore la façon dont il prononce ce mot – cela lui rappelle des mecs qu’elle a connus au lycée – et elle comprend soudain qu’ils sont sans doute faits l’un pour l’autre.
Comme tout pilote qui se respecte, Louie Tynan n’a aucune patience avec les médecins. Et ceux-ci doivent s’en rendre compte, car ils se manifestent toujours quand il n’a pas le temps de s’occuper d’eux.
Ça fait un bon moment qu’il a affaire au docteur Wo, et bien entendu celui-ci le contacte pour un bilan de santé à l’instant précis où il va partir sur la Lune.
Si on lui posait la question, Louie répondrait que la neurologie spatiale est une science bidon – jamais il n’a perçu d’altérations dans son esprit, seulement dans son poids et dans ses réflexes –, mais personne ne lui demande son avis. Il passe une heure à visualiser des images suggérées par le docteur Wo et à lui décrire celles qu’il reçoit dans son casque, laissant à l’homme de l’art le soin d’effectuer une évaluation complète de son système nerveux.
En règle générale, Wo fait partie de ces médecins pour lesquels « Des questions ? » signifie « Adieu » et « Je peux vous demander quelque chose, doc ? » signifie « À la prochaine ». Mais cette fois-ci, lorsqu’il a procédé à son bilan, il reste en ligne et dit à Louie :
— Il y a un autre point que j’aimerais aborder avec vous, colonel Tynan.
— Je vous écoute.
Wo se permet l’esquisse d’un sourire.
— Si je vous affirme que vous ne risquez nullement d’être renvoyé sur Terre, accepterez-vous de vous détendre et de m’écouter attentivement ?
C’est au tour de Louie de sourire.
— Okay, doc. Allez-y.
Wo détourne les yeux comme pour réfléchir, puis se lance.
— Vous savez sans doute que tous les systèmes informatiques modernes sont délibérément infectés par des codes de réplication et d’optimisation – des petits programmes qui se dupliquent lorsque c’est nécessaire et modifient les autres programmes afin de les améliorer. Par exemple, si un programme donné tourne en soixante-dix étapes et si un optimiseur découvre un moyen de le faire tourner en soixante étapes, peut-être parce que son fonctionnement est obéré par des transferts de données superflus… l’optimiseur entre alors en action. Et comme ces optimiseurs se modifient aussi les uns les autres, aucun de nous n’a une idée exacte de leur fonctionnement. Tout cela doit vous être familier, n’est-ce pas ?
— En effet. Et je ne suis pas un ordinateur, doc.
— Pas encore. Et c’est là où je veux en venir. Les dernières générations d’optimiseurs ont appris à franchir les barrières entre les systèmes d’exploitation ; ils sont capables de se traduire eux-mêmes et d’infecter des systèmes pour lesquels ils n’ont pas été conçus. De toute évidence, cette capacité accroît leur utilité dans le cadre du net, puisqu’ils se téléchargent eux-mêmes dans toute nouvelle machine et en nettoient les codes.
» Il y a deux ou trois ans, nous avons fait des expériences avec des cerveaux de lapins et nous avons découvert que les plus évolués des optimiseurs étaient capables de s’implanter dans le cerveau. Et une fois arrivés là… eh bien…
— Ils ont rendu vos lapins intelligents ? Vous voulez dire que je risque de devenir un génie si je passe trop de temps en téléprésence ?
— D’une certaine façon, c’est ce qui est arrivé à nos trois derniers volontaires humains. Mais on a observé sur eux des effets d’une autre nature. Je vous prie donc d’être prudent… et de me contacter si vous remarquez quoi que ce soit d’inhabituel.
Wo marque une longue pause avant de reprendre :
— Par exemple, ils ont cessé de ressentir le besoin de sommeil. Entre autres fonctions, le sommeil permet au cerveau de procéder au tri des souvenirs et au rangement de la mémoire. Comme ils avaient des optimiseurs dans la cervelle, leurs souvenirs étaient triés et leur mémoire bien rangée, ce qui fait qu’ils avaient moins besoin de sommeil.
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