Durant ces dix dernières années, John Klieg a été amené à intervenir dans le monde entier, du moins le croyait-il. Il se rend compte à présent qu’il a raté nombre de ses recoins les plus sordides, et il se prend à espérer qu’il n’en existe pas de plus sordide que Novokuzneck, capitale de la République sibérienne. Il savait qu’il s’agissait d’une ville-champignon – la Sibérie elle-même est une nation-champignon, bon sang –, mais il avait imaginé quelque chose de plus proche des villes frontières de l’Amérique ou de l’Alaska, voire de la forêt amazonienne : un lieu malfamé, mal fréquenté, mal dégrossi, mais caractérisé par une authentique activité. Quand il était au lycée, il avait été frappé par un poème parlant de cités aux larges épaules, et c’est ainsi qu’il imaginait les villes-champignons.
Il ne s’attendait pas à ça. Le centre d’affaires a été bâti durant la décennie écoulée, à une bonne distance de l’ancien centre-ville, si bien que l’ensemble est nettement déséquilibré. En outre, ledit centre d’affaires se réduit à des buildings déserts aux loyers exorbitants, du fait de la spéculation actuelle sur les espaces de travail. Autour de la ville, le prix du terrain est soumis à des variations allant du zéro à l’incommensurable, conséquence de l’incertitude qui règne quant au tracé des futures ziplines.
Pour l’instant, la zipline existante couvre en tout et pour tout six pâtés de maisons, tous situés dans le Centre Abdulkashim, et bien que son parcours puisse être effectué à pied en moins de dix minutes, il y a un départ toutes les heures les lundis, mercredis et vendredis.
La totalité des habitants de Novokuzneck s’affaire avant tout à acquérir des droits ; à l’instar des onze dictateurs qui l’ont précédé, Abdulkashim a été porté au pouvoir par l’armée, mais c’est en tenant deux de ses promesses qu’il a réussi à conserver ce pouvoir : il n’a pas cessé d’accroître la puissance de l’armée et de réduire celle de toutes les autres agences gouvernementales. Ses opposants ne disposent d’aucun programme de rechange.
Novokuzneck n’est pas la première ville de la planète à s’étouffer dans sa pollution, mais c’est la dernière en date et cette pollution n’est pas près de disparaître. Quand le soleil parvient à transpercer le smog, ce qui n’arrive que rarement, on découvre une ville flambant neuve mais déjà ravagée par la suie, les gaz d’échappement et les eaux usées – ce qui n’empêche pas le bâtiment d’être en plein boum, la création d’une zone franche attirant toutes sortes d’entreprises désireuses d’échapper à l’impôt.
Rien de nouveau sous le soleil, se dit Klieg. Il ne manque jamais d’être étonné par les réactions que suscite le monde des affaires ; celui-ci est conçu pour répondre à la demande dans le cadre de la loi, celle-ci comme celle-là étant déterminées par les consommateurs et les citoyens.
Ce qui le déconcerte, ce n’est pas que cette ville soit devenue une jungle mais que cette jungle soit totalement improductive. Il sait parfaitement que GateTech ne produit strictement rien et empêche parfois ses concurrents de produire quoi que ce soit ; cela ne le dérange pas. Mais au moins son entreprise conçoit-elle des installations agréables et confortables, des usines aux allures de campus où ses employés ont envie de venir travailler. Tous les immeubles de GateTech sont propres, sûrs et conviviaux, car Klieg a compris depuis longtemps que ce type d’environnement est le plus propice à la créativité.
Rien à voir avec Novokuzneck. La plupart des cheminées appartiennent aux centrales électriques municipales, qui seront mises hors service dès l’ouverture de l’usine à fusion (c’est pour très bientôt – dès que le jeu des pots-de-vin aura désigné un élu parmi les candidats, à condition que ledit élu soit capable d’honorer ses délais, de démontrer sa compétence et de débrouiller l’écheveau des projets qui se sont succédé dans les cartons ministériels).
Ces centrales électriques alimentent de gigantesques panneaux publicitaires, les machines des gratte-ciel du centre d’affaires et les sites de démonstration destinés à séduire les investisseurs. Novokuzneck attire en majorité des hommes d’affaires rêvant de nouvelles frontières et de nouveaux profits, et tout est prévu pour exaucer leur moindre souhait ; on leur fait visiter le centre de production de métaux matriciels (où toutes les machines ont été rassemblées dans une sorte d’atelier cyclopéen, les chambres stériles devant les accueillir n’ayant jamais été aménagées) ; le terrain d’aviation où l’on procède à des tests d’atterrissage par maglev (Abdulkashim a acheté et déménagé le site de l’université de l’Ohio, où l’on a opté pour un domaine de recherche plus prometteur) ; ou encore la clinique de nanochirurgie (rien à redire sur celle-ci, sauf que son personnel est composé de médecins ne pouvant guère exercer ailleurs – des toubibs un peu trop attirés par l’alcool, la drogue ou les charmes de leurs patientes). Bien entendu, notre homme d’affaires ne comprend rien à ce qu’il voit – sa spécialité, c’est la finance, pas la science ou l’ingénierie – mais il est berné par cette activité fiévreuse et conclut que Novokuzneck est « réelle » – adjectif nouveau venu dans la langue de bois du libéralisme – et y injecte de l’argent.
Voilà qui attriste Klieg. Jamais il n’aurait ce problème-là. Il sait que ce qui importe, c’est l’argent, les données, les règlements – pas l’aspect physique des choses. Mais un homme d’affaires persuadé du contraire devrait au moins pouvoir distinguer le vrai du faux.
Il sait que les sites de démonstration sont activés une demi-heure avant l’arrivée des visiteurs et désactivés dix minutes après leur départ. Cette jungle sale, boueuse et polluée n’est qu’un attrape-gogos. Jamais on n’y verra s’épanouir un secteur primaire, secondaire ou tertiaire.
Bon Dieu, voilà qu’il raisonne comme une de ces chaînes socialistes du tiers-monde – il ne les goûte pas particulièrement, mais leurs émissions font partie de sa revue de presse quotidienne. D’un autre côté, à quoi s’attendent les gens ? Le but d’une entreprise est de gagner de l’argent – si le bâtiment et les services sont des activités lucratives, on trouve toujours des entreprises pour s’y livrer, et si les entreprises ne font rien, c’est tout simplement parce que personne n’a envie de les payer pour bâtir des immeubles ou rendre des services.
Si la vision de Novokuzneck le plonge dans une telle déprime, ce n’est pas seulement parce qu’il a des yeux pour voir : Glinda et Derry lui manquent terriblement. Quelques semaines plus tôt, Glinda n’était à ses yeux qu’une employée précieuse, sa fille un élément de son CV ; désormais, leur présence lui est indispensable.
Sans doute y a-t-il de la philosophie là-dessous, se dit-il, mais du diable s’il voit laquelle. Le monde change au fur et à mesure qu’on le comprend mieux. Il savait depuis belle lurette que Glinda était seule et séduisante ; jamais il n’avait réalisé que lui-même était seul, ni supposé qu’elle pouvait le trouver séduisant. Voilà tout.
Une pluie tiédasse arrose la ville, laissant des coulées noires et visqueuses sur les buildings flambant neufs, des flaques brunâtres et irisées sur les chaussées de béton mal aplanies. Le taxi qu’il a emprunté est pourvu d’un moteur électrique grinçant et d’une boussole erratique, et à en juger par l’odeur qui règne dans son habitacle, celui-ci a récemment servi de boudoir aux prostituées locales et à leurs clients fortunés venus de l’étranger.
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