— Okay, Jerry, vous pouvez signer, c’est une affaire qui marche.
Klieg coupe la communication et se tourne vers Hassan.
— Il y a quelques semaines, quand tout ce méthane a été dégagé dans l’atmosphère…
Une demi-heure plus tard, non seulement Hassan sait tout ce qu’il y a à savoir, mais en outre il est tout sourires, ce que Klieg comprend parfaitement. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion d’aider un monopole mondial à se mettre en place.
Ils conviennent de se retrouver pour dîner un de ces jours, puis la conversation porte sur d’autres sujets ; Klieg a droit à un aperçu du fonctionnement du gouvernement sibérien, et bien qu’il ne soit pas plus horrifié que lorsqu’il a été initié aux coutumes de Washington et de l’ONU, il remarque que les tactiques locales sont plus brutales et moins raffinées, et se jure de faire le maximum pour éviter les ennuis.
Les deux hommes passent le reste de la matinée à boire du thé et à parler de vieux films ; Hassan se révèle être un cinéphile enthousiaste. À moins qu’il n’ait potassé le sujet après avoir fait des recherches sur Klieg. On ne saurait lui en demander davantage.
— Entendu, dit la voix de Di Callare dans l’écouteur de Carla Tynan. Je t’enverrai toutes les données que tu me demanderas. Mais ce ne sera pas facile.
— Louie a l’impression d’être repéré, lui aussi, répond Carla. Et si nous perdons le contact avec lui, nous n’aurons plus de données solides. Mais dis-moi, Di, que penses-tu de Clem ? Jamais un cyclone du Pacifique n’a maintenu le cap à l’est aussi longtemps.
— Sans parler du fait qu’il se déplace sur des latitudes plus élevées que la normale. Nous ne savons pas grand-chose sur le comportement d’un cyclone quand il reste au nord du trentième parallèle. D’ordinaire, la chaleur est insuffisante dans cette région pour lui permettre de continuer sa course et de gagner en puissance. Pour ce que nous en savons, son comportement est celui d’un super-ouragan sur un océan chaud.
— Mais en principe, la force de Coriolis…
— Il suit la trajectoire des courants directeurs, coupe Di d’une voix neutre. Et à présent qu’il s’est éloigné de l’équateur, nous ne recevons plus toutes les données pertinentes – il est sorti du champ des satellites équatoriaux, les Japonais refusent de nous communiquer leurs chiffres, il semble que les Sibériens et les Alaskans n’en aient pas, et nous n’avons pas encore réussi à envoyer un satellite en orbite polaire – le gouvernement traîne les pieds pour le financer, et comme les lancements commerciaux de Kingman Reef ont été réaffectés à Edwards et à Aruba, son intervention est nécessaire si nous voulons obtenir une fenêtre correcte. De sorte qu’il peut se produire toutes sortes de phénomènes à l’intérieur de Clem – y compris le jet d’écoulement le plus fort de l’histoire.
Carla se redresse et se masse le dos ; en tant que lieu de repos flottant, Mon Bateau est un échec sur toute la ligne. Ça fait plusieurs jours qu’elle a le sommeil difficile, son cul lui fait aussi mal que lors de sa période Washington, et les ravages de Clem l’empêchent de remonter à la surface pour prendre ses bains de soleil.
— Tu veux bien répéter ? demande-t-elle.
— Quoi donc ? Cette histoire de jet d’écoulement ? C’est une idée de Gretch, notre stagiaire – elle calculait l’équilibre des masses pour un cyclone de cette taille, et la seule façon qu’il a selon elle de ne pas s’étrangler…
— C’est de chasser loin de lui la plus grande quantité possible d’air humide – évidemment ! Embrasse cette stagiaire de ma part et interdis-lui de retourner à la fac. Tu auras besoin d’elle. Je viens d’avoir une idée, Di, et je te recontacte dès que possible.
Il la salue d’un geste de la main, puis coupe la communication. Elle se demande comment il se débrouille pour utiliser une cabine publique différente deux fois par jour, puis si sa liaison avec Louie est suffisamment protégée… puis se demande une nouvelle fois qui aurait intérêt à les empêcher de comprendre la situation. Enfin, Di a toujours été plus doué qu’elle pour la politique.
Le jet d’écoulement est un phénomène associé aux cyclones. Lorsque l’air chaud remonte jusqu’au sommet de l’œil, il se disperse en général dans toutes les directions et cause de fortes précipitations dans un rayon assez important, mais il lui arrive parfois de former un seul jet se déplaçant dans une seule direction ; on l’appelle alors jet d’écoulement.
Ce jet transporte une masse d’air plus importante qu’il n’en est transporté lors d’une dispersion classique, de sorte qu’il fait sauter l’une des contraintes pesant sur la croissance du cyclone, car la masse d’air évacué étant plus grande, le cyclone absorbe davantage d’air à la base de son œil et sa puissance augmente en conséquence.
Mais la présence d’un jet d’écoulement a un autre effet encore plus significatif ; comme ce jet redescend en un seul lieu, d’un seul côté du cyclone, il entraîne la création d’une zone de haute pression. L’air se déplaçant des zones de haute pression vers les zones de basse pression, et l’œil d’un cyclone étant de celles-ci – il n’y a que dans le vortex d’une tornade que la pression peut être plus basse –, le vent se met à souffler en direction de l’œil du cyclone, et celui-ci se déplace alors dans une direction opposée à celle du jet d’écoulement. Le cyclone fonce au-dessus de l’océan à la manière d’un ballon d’enfant brusquement dégonflé.
Cette comparaison est plus juste qu’il ne le semble, car l’azimut du jet d’écoulement par rapport au cyclone n’est absolument pas stable ; tout comme l’ouverture du ballon tourne autour de celui-ci lorsqu’il s’envole, le jet d’écoulement tourne autour de la couronne du cyclone. Les mouvements de celui-ci deviennent donc complètement aléatoires, perdant toute relation avec les courants directeurs qui guident sa trajectoire en temps normal, et sa vitesse peut varier de façon spectaculaire. En outre, un cyclone peut présenter plusieurs jets d’écoulement. Et plus un cyclone est important, plus ce cas de figure est probable, de sorte que les cyclones les plus meurtriers de l’Histoire ont non seulement été les plus violents mais aussi les plus capricieux, ceux qui changeaient de trajectoire sans prévenir pour aller frapper une côte qu’ils étaient censés éviter.
Carla vient de tirer de ces faits la conclusion qui s’impose : si Clem est effectivement le cyclone le plus puissant jamais observé, il présente très certainement plusieurs jets d’écoulement.
Il lui suffit d’une heure pour obtenir des prévisions à partir du modèle. Les cyclones les plus puissants du passé présentaient des jets d’écoulement assez importants pour remonter le cours de leur trajet normal. Un cyclone suit presque toujours un courant directeur connu, et la présence d’un jet d’écoulement modifie son évolution sans toutefois la contrôler. Dans le cas d’un cyclone normal, l’influence du jet d’écoulement reste secondaire par rapport à celles du courant directeur et de la force de Coriolis, qui demeurent également prévisibles.
Mais Clem est beaucoup plus puissant que la normale, et il est impossible d’extrapoler son comportement de façon linéaire. Supposons que son jet d’écoulement soit tel qu’il parvienne à déplacer la masse d’air nécessaire pour le faire bouger… estimons le gradient de pression entre l’œil et la zone de descente dudit jet… et nous constatons que l’influence du courant directeur et celle de la force de Coriolis deviennent secondaires. C’est le jet d’écoulement qui guide la course du cyclone.
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