Il est faux d’affirmer que Tapachula est une ville où il ne se passe rien, se dit-il soudain, c’est tout simplement une ville où on préfère travailler que palabrer. Une ville affairée. Les gens du coin apprécient de pouvoir faire une pause de temps à autre, mais ils tiennent à accomplir leurs tâches. De sorte que les ragots, s’ils justifient sans problème une de ces fameuses pauses, constituent aussi un obstacle au travail.
D’un autre côté, peut-être qu’à leurs yeux seul un gringo est susceptible de coucher avec une star de la XV – encore un privilège des Norteamericanos. Il aimerait bien leur dire la vérité : Mary Ann et lui n’ont fait ça qu’une fois, ça ne l’a pas emballé, elle a un corps si artificiel qu’il n’est pas sûr de vouloir recommencer… mais au fond de lui, il sait qu’on ne le croirait pas et que, même s’il était cru, on lui en voudrait de faire la fine bouche devant une pareille occasion.
Il s’engage dans la rue où elle demeure ; il fait déjà bien chaud, les façades blanches et le ciel azur sont d’une clarté quasiment aveuglante. Il sent la chaleur monter des pierres pour s’insinuer sous ses vêtements, sous la casquette noire qui protège son visage du soleil. Il prend le temps de pousser un soupir, comme pour chasser cet air brûlant de ses poumons, puis franchit les quelques mètres qui le séparent des arbres de la cour, s’enfonçant dans les ombres comme il se glisserait dans une mare bien fraîche au cœur de la jungle tropicale.
Elle vient l’accueillir sur le seuil, vêtue d’une robe blanche. Vu les traitements qu’on lui a fait subir, elle a du mal à trouver des tenues agréables qui n’attirent pas l’attention sur son corps obscène, mais celle-ci représente un bon compromis. Sa robe est du genre flottant (bien qu’elle ne dissimule en rien ses seins démesurés), légère, frivole, et évoque une tenue de petite fille. Elle a ramené ses cheveux sous un chapeau de paille et fait irrésistiblement penser à l’illustration d’un vieux calendrier.
— Tu es splendide, dit Jesse avec sincérité.
Elle le gratifie d’un sourire rayonnant et il remarque qu’on s’est abstenu d’effacer – peut-être délibérément – les taches de rousseur sur le bout de son nez. Il l’embrasse chastement, sur la joue, et elle le serre dans ses bras avec enthousiasme.
— J’ai pensé qu’on pourrait aller se promener en ville, ou peut-être voir un film, mais plus probablement nous asseoir dans un parc ou à l’ombre d’un café, dit-elle. Il n’y a pas d’autres distractions ici à ma connaissance.
— Si tu acceptes d’être ma cavalière, je suis invité à une soirée, dit Jesse. Il n’y aura que des Gauchistes, des Stalinistes aux Profonds en passant par les tenants de la Gauche unie. La moitié d’entre eux regrettera ton existence et l’autre moitié voudra te convaincre que tu es exploitée.
— Je regrette l’existence de tout le monde et j’adore parler de la façon dont on m’exploite. L’apitoiement sur soi est une de mes activités préférées. J’ai l’habitude d’affronter le public, Jesse. Et j’aimerais bien voir de nouvelles têtes.
— Okay. La soirée commence en principe à neuf heures. Mais comme nous sommes à Tapachula, ça ne démarrera pas avant dix heures, et comme il s’agit de Gauchistes, la fête ne battra son plein qu’aux environs de minuit. Donc, nous avons tout le temps de nous balader un peu. Voulez-vous me prendre le bras, madame ?
— Bien sûr. Sauf pour traverser la rue. Je ne veux pas qu’on te prenne pour un boy-scout.
Lorsqu’ils émergent de l’ombre des arbres, on dirait qu’ils sont pris dans les feux d’un projecteur ; la chaleur est sèche, étouffante, la lumière incandescente.
Ils passent une heure à se balader dans les rues de la ville, contemplant les gens qui profitent du week-end. La plupart du temps, ils marchent la main dans la main.
Pour une raison inconnue – peut-être parce qu’ils sont obligés de parler à voix basse –, ils discutent surtout sexe. Ils ont maintes fois plaisanté sur le sujet, Jesse se prétendant terrifié à l’idée de subir une nouvelle agression, Mary Ann lui demandant quel effet ça fait de baiser le Bibendum Michelin. Mais la teneur de leur conversation est maintenant des plus sérieuses.
En outre, le moment est plutôt bien choisi, car ils sont si souvent interrompus que la tension reste à un niveau raisonnable ; les élèves de Jesse les abordent pour se faire présenter à la vedette, ils trouvent sur leur chemin quantité de marchands aux étalages fascinants (mais se montrent prudents dans leurs achats) et il fait si beau que c’est un vrai plaisir de contempler la rue ensoleillée. Il leur est impossible de flirter dans les règles, et leur discussion s’avère sporadique.
— Jesse, demande soudain Mary Ann, crois-tu que nous aurions pu nous rencontrer dans d’autres circonstances ?
Il se tourne vers elle, ne voit que le bord de son chapeau et comprend qu’elle fuit son regard.
— Je n’y ai pas réfléchi.
— J’y ai réfléchi, moi. Et j’ai conclu qu’il n’y a qu’ici que nous aurions pu nous rencontrer. Et je suis ravie de te connaître.
Elle pousse un soupir. Jesse remarque que quelques mèches de cheveux se sont échappées de son chapeau et les remet en place. Elle se tourne vers lui et lui sourit.
— Ce que je veux dire, c’est que nous avons été réunis par le hasard, mais j’avais oublié tellement de choses, j’avais fini par perdre le cours de ma vie…
Voilà un style qui lui est familier. Jesse a bien vite compris que, si on a dû conditionner Mary Ann Waterhouse pour la transformer en Synthi Venture, sa personnalité a grandement facilité la tâche. Pour commencer, elle a tendance à faire des discours tout droit sortis de certains vieux films. Elle parle sans cesse de « retrouver son équilibre », de « canaliser son énergie », et cetera, affirmant que Jesse va lui « ouvrir le seuil d’une vie nouvelle ». Il ne sait pas exactement ce que ça signifie, sauf qu’elle est ravie qu’ils soient ensemble ; il employait ce genre d’expressions quand il draguait les filles en se prétendant de tempérament artistique et sensible, mais il n’a pas l’impression qu’elle cherche exactement à le séduire.
Il lui passe un bras autour des épaules, une nouvelle fois surpris par sa petite taille, et l’attire contre lui. La rue est presque déserte, et il ne distingue que deux couples un peu plus loin. Cette rue donne sur une petite fontaine très banale dont l’eau étincelle sous le soleil, et il la guide jusque-là, s’assied auprès d’elle et l’embrasse.
C’est leur premier vrai baiser depuis leur première nuit – les précédents ont été plutôt chastes – et il est surpris par sa douceur et son enthousiasme. Elle semble vouloir s’en remettre à lui, se montre alanguie et un peu timide. Ce baiser dure un long moment et, quand il s’achève, elle sourit comme une adolescente dont c’est la première fois.
— Ça fait sacrément longtemps qu’on ne m’avait pas embrassée comme ça, dit-elle. Je suis toute surprise de pouvoir encore ressentir quelque chose.
— Eh bien, dans ce cas, comment as-tu trouvé ce baiser ?
— Divin, nom de Dieu. Tu crois que je ne t’aurais rien dit dans le cas contraire ? Bien, à présent qu’on a fait le coup ringard du baiser près de la fontaine et le coup encore plus ringard de la promenade main dans la main…
— Ne t’en fais pas. J’ai encore quelque chose de ringard à te proposer. Il y a un stand de licuado au coin de la rue. Il est tenu par la sœur d’un de mes élèves et elle n’osera pas nous refiler un fruit pourri.
Elle ouvre de grands yeux innocents.
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