— Tu crois vraiment tout ce qu’elle raconte ? demande Mary Ann en se serrant contre Jesse pour qu’il puisse lui caresser le ventre.
— En grande partie, oui. Elle a interviewé mon frère il n’y a pas longtemps, et il a été sacrément impressionné. Elle l’appelle de temps en temps pour avoir des exclusivités.
— Ah bon ? J’ai toujours du mal à croire ce qu’elle dit dans Reniflements.
— Pourquoi est-ce si dur à avaler ?
— Je suppose que c’est une question de point de vue. Je ne vois pas où elle veut en venir, ce qu’elle pense vraiment de la situation. On a parfois l’impression que son souci de platitude enlève tout intérêt à ce qu’elle raconte ; comme si elle se contentait de lire les cours de la Bourse. Et elle n’est pas franchement médiagénique, tu sais ; je veux dire, elle a l’allure d’une professionnelle mais elle ne fait aucun effort pour se rendre plus séduisante – et puis il y a toutes ces interviews, tous ces graphiques. On en apprend beaucoup sur tout ce qui se passe – à condition de bien vouloir la croire –, mais on ne voit pas comment tout ça se connecte, et par conséquent ça ne paraît pas réel.
— Tu as sans doute raison. D’après Di, mon vieux fait partie de ses fans. En fait, il paraît que la plupart des vieux la trouvent géniale. Peut-être parce qu’elle leur rappelle les JT de leur jeunesse.
— Beurk ! Ces trucs-là avaient déjà disparu quand j’étais gosse, mais j’en ai vu pas mal en cours d’histoire au lycée et je me souviens que c’était chiant.
Jesse réfléchit en silence, puis acquiesce.
— Je vois ce que tu veux dire. Les infos de jadis ne disaient pas grand-chose, c’est ça ?
— Exactement. Et cette flotte de navires en plein milieu de l’océan…
— Fuyant le cyclone à toute allure. C’est assez spectaculaire. Et il y a des femmes et des enfants à bord du porte-avions – on avait construit une école et des maisons sur l’île de Midway pour les familles des militaires.
— Ouais, mais ces gens-là ne sont pas vivants à nos yeux, ce ne sont que des victimes impersonnelles.
Mary Ann s’est redressée et semble tendue ; Jesse comprend qu’elle est en terrain connu et qu’elle a pas mal de choses à dire.
— C’est ce qu’a compris Doug Llewellyn, poursuit-elle. Si Passionet a autant de succès, c’est parce que les gens aiment savoir à qui ils ont affaire. Dans le temps, les téléspectateurs suivaient tel ou tel JT parce qu’ils étaient fidèles à son présentateur, ce qui se comprend sans peine. Ils avaient confiance en lui, et la façon dont il réagissait aux infos leur permettait de jauger leur importance. Après tout, c’est comme ça qu’on nous a appris à lire l’actualité durant notre enfance. Mais l’ennui, avec l’ancien système, c’est que si tu voyais des images de l’événement en train de se faire, tu ne pouvais quand même pas être sur place. Imagine qu’on ait couvert l’Holocauste en se débrouillant pour que les spectateurs aient eu l’impression d’être dans la peau des gardiens…
— Ou dans celle des déportés marchant vers les fours crématoires, dit Jesse en se sentant un peu morbide.
— Si tu veux, oui. Et imagine ce que les gens auraient ressenti s’ils avaient pu entrer dans la tête des astronautes lors des premiers vols spatiaux.
— Sur ce point, nous avons tous fait un tour dans la tête du colonel Tynan quand il a marché sur Mars. Mais tu dois avoir raison – les passagers de ce porte-avions restent anonymes à mes yeux. D’un autre côté, il me tarde de savoir s’ils vont s’en tirer ou non.
— Oui, mais imagine ce que tu ressentirais si tu te trouvais sur le pont du navire.
Elle a un regard lointain et un peu triste ; Jesse reconnaît cette pose mélodramatique, qui semble vouloir dire : « Il faudra bien que je reprenne le boulot un jour ou l’autre. »
— Tu risquerais de te faire tuer, dit-il fermement, comme il le fait toujours dans ce genre de circonstance.
— Ah… mais pense un peu aux droits que toucheraient mes héritiers ! (Large sourire.) Ne t’en fais pas, je n’ai pas envie de t’abandonner si vite pour retrouver la triste et lugubre réalité. Mais je recommence à penser à mon travail… et c’est toujours ainsi que j’y pense. C’est un boulot dangereux, tu sais… et ça l’a toujours été. Ernie Pyle n’est pas mort dans son lit.
— C’est parce qu’il ne t’a pas connue.
Elle étouffe un rire, lui jette un coussin à la figure, et ils entament une bataille de chatouilles ; lorsqu’ils se tournent de nouveau vers l’écran, celui-ci affiche des résultats de base-ball.
Une demi-heure avant que Mary Ann et Jesse assistent à l’évacuation de Midway sur leur écran, le jet d’écoulement de Clem change à nouveau de direction pour s’orienter au nord-ouest. À ce moment-là, l’œil du cyclone se trouve à 169o O 31o N et, à quelques centaines de kilomètres de là, l’île de Midway est dévastée par des vents de dix-neuf degrés sur l’échelle de Beaufort – ce qui suffit à abattre les plus petits bâtiments et à faire échouer les bateaux sur la plage ; en quelques minutes, la base abandonnée subit des dommages que les raids aériens japonais de 1942 ne sont jamais parvenus à lui infliger. Les immeubles les plus solides restent debout, mais leurs fenêtres sont fracassées et leurs toits s’envolent dans les airs ; les bâtiments moins robustes, les poteaux électriques, les pilotis, bref, toutes les structures vulnérables aux assauts du vent sont réduites en pièces et vont se perdre dans la nature. Tous les palmiers de l’île sont déracinés, et quand une gigantesque vague déferle sur le rivage, il ne lui reste pas grand-chose à renverser.
Cette vague n’est cependant qu’un effet secondaire, presque une arrière-pensée du cyclone, car Clem est déjà en route vers le sud-ouest avec le gros de ses forces. La base de Sand Island est rayée de la carte, et les ruines d’East Island datant de la Seconde Guerre mondiale disparaissent avec elle ; dans quelques jours, lorsque le soleil éclairera de nouveau ce coin du monde, on pourra y découvrir des îles bien plus petites, et tous les îlots de sable se seront évanouis. Les seules traces de présence humaine se réduiront aux pistes des aérodromes et aux fondations de l’antique Midway Hotel. Mais personne n’aura le loisir de venir jeter un coup d’œil dans les parages.
Le cyclone se déplace presque parallèlement à la chaîne des îles hawaiiennes, mais deux droites non parallèles finissent toujours par se croiser ; la question est de savoir quand celles-ci vont le faire, si tant est que Clem ne change pas à nouveau de trajectoire. Di Callare ne rentre pas chez lui ; il reçoit de Lori un déjeuner et des vêtements propres, se douche, se change, mange sur le pouce et se remet au travail avant de s’être rendu compte qu’il a fait une pause, sachant au fond de son cœur que sa femme pense à lui.
Les ténèbres rampent sur l’Atlantique en direction du continent américain, atteignent le Brésil, occultent l’Amérique du Sud, déferlent sur les Antilles et sur l’Amérique du Nord, et pendant ce temps-là, Clem, qui se dore toujours au soleil du Pacifique, continue de foncer vers l’archipel en prenant de la vitesse. Il est désormais trop tard pour limiter les dégâts les plus importants – si l’on admet la définition classique du diamètre d’un cyclone, qui se mesure à partir de la ligne où les vents atteignent douze degrés sur l’échelle de Beaufort, alors le diamètre de Clem est d’environ trois mille kilomètres – ce qui lui donne une superficie totale quatre fois supérieure à celle de l’Alaska.
Mais la majeure partie de cette superficie n’a à subir que les effets d’un cyclone classique, équivalents à ceux d’un ouragan ravageant les Caraïbes. C’est seulement dans la petite zone entourant l’œil que se produisent des vagues titanesques et, bien qu’aucun instrument n’ait survécu assez longtemps pour que l’on puisse en tirer des mesures précises, la taille de ces vagues permet de déduire que le vent atteint autour de l’œil une vélocité digne d’une tornade – soit environ Mach 0,5. Hawaii va être victime d’un cyclone et, vu la taille et l’amplitude de celui-ci, ses habitants vont souffrir pendant un laps de temps inhabituel – mais avec un peu de chance, ils n’auront à encaisser qu’un cyclone.
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