Malheureusement, l’Europe apprend la nouvelle au journal du matin et l’Asie de l’Est au journal du soir.
De sorte que Carla Tynan, qui refait surface juste avant de foncer vers Pohnpei, est presque tout de suite informée et se remet aussitôt au travail après avoir activé son pilote automatique ; quant à Di, il est réveillé par un coup de fil de Pauliss, embrasse Lori, attrape le sac de voyage qu’il avait préparé et prend la première zipline pour Washington.
À quatre heures du matin, Di est assis à son bureau, où l’attend une cafetière fumante. Lorsque Gretch arrive du dortoir des stagiaires, elle s’attaque à la corrélation des données et aux premières prévisions ; Pete et Wo Ping arrivent juste après, puis c’est au tour de Mohammed. Alors qu’ils commencent à s’inquiéter, Talley fait son apparition, un Self-Defender bien visible dans son sac à main. Elle demeure dans un quartier dangereux, explique-t-elle, et elle a préféré venir à pied en exhibant son arme dissuasive.
— Si j’avais caché ce truc, j’aurais été obligée de l’actionner en cas de danger, et j’aurais passé le reste de la nuit à m’expliquer avec les flics, conclut-elle avec un haussement d’épaules.
Elle est superbement maquillée, et Di se demande vaguement si elle a été convoquée en plein rendez-vous galant, voire alors qu’elle se trouvait dans une boîte de nuit. Bizarre qu’elle n’ait jamais l’air fatiguée le matin.
John Klieg apprend la nouvelle au journal du soir et se rappelle avec un sourire de satisfaction que Consolidated Launch, une compagnie privée de lancement de satellites, est basée à Naalehu, sur la Grande île. Ce site n’est pas aussi important que l’était celui de Kingman Reef, mais sa disparition ne pourra que lui profiter et, comme ses rampes ont été installées à un bon kilomètre de la côte et ses pipe-lines sur la plage, Naalehu sera hors service dans quelques jours, ce qui fait que les USA ne disposeront plus que de la base aérienne Edwards.
Durant ses quinze jours d’existence, Clem a diminué de quarante pour cent la capacité de lancement planétaire, ce qui est fort satisfaisant ; lorsque le téléphone sonne, Klieg devine tout de suite que Hassan souhaite le féliciter. Les pertes humaines sont regrettables, conviennent-ils, mais comme le remarque Hassan, la compassion profite davantage à celui qui l’exprime qu’à celui qui la reçoit.
Brittany Hardshaw, qui dort sur un lit de camp dans le Bureau ovale, est informée dix minutes après Harris Diem. L’alerte générale est lancée sur Hawaii, et comme le soir n’est pas encore tombé là-bas, les gens sont bien vite prévenus. Les Hawaiiens n’ont pas oublié les images de Micronésie, la destruction du site de Kingman Reef et celle du foyer pour personnes âgées de Saipan, et ils réagissent comme elle l’avait espéré, creusant des tranchées et édifiant des barrages, évacuant tout ce qui peut l’être vers les montagnes. Mais si Clem frappe de plein fouet l’une des îles de l’archipel, cela ne suffira pas, loin de là.
La Navy décide de ne pas courir de risques et de passer la nuit à évacuer Midway ; heureusement, l’USS George Bush et son escorte croisent déjà dans les parages, et la population tout entière est bientôt embarquée à bord du porte-avions et de sa flotte, lesquels foncent vers Pearl Harbor, laissant derrière eux une île déserte. Le président Hardshaw pousse un soupir de soulagement lorsqu’on lui transmet cette information ; l’après-midi touche à sa fin à Washington, et il semble bien que Clem va traverser la chaîne hawaiienne entre Lisianski et Laysan – assez près pour secouer Midway et pour déclencher un raz de marée sur les îles principales, mais assez loin d’Oahu, de Maui ou de la Grande île. Et l’amiral Singh, commandant de la flotte, estime que celle-ci peut supporter le choc et gagner Pearl Harbor. Ce sera dur, mais ils s’en sortiront.
Alors qu’il se prépare à rentrer chez lui, Harris Diem est une nouvelle fois convoqué dans le Bureau ovale.
— L’heure est venue, lui dit Hardshaw. Si Rivera et moi voulons obtenir les pleins pouvoirs, nous devons révéler la vérité à propos de Clem.
— Ça me fait tout drôle quand tu dis « Rivera et moi ».
— Tu parais amer.
— Ouais, un peu. Je peux m’asseoir, patron ?
— Tu n’as pas besoin de me demander la permission et tu le sais parfaitement. Qu’y a-t-il ?
— Je me demande sans cesse où est passée la véritable Brittany Lynn Hardshaw, ce que tu as bien pu faire d’elle. (Soupir.) Tu t’es défoncée pendant plus de dix ans pour nous libérer de la tutelle de l’ONU – et ça n’a pas été facile, vu que c’étaient eux qui payaient les factures et qu’on était obligés de leur prêter nos soldats pour leurs opérations de maintien de la paix –, le succès est tout proche et… que se passe-t-il ? Tu les ramènes sur le devant de la scène. Alors que tu sais pertinemment que nous pourrions dominer le monde une fois que la crise Clem sera passée.
— À condition qu’il reste un monde en état d’être dominé, Harris. Là est la question. À quoi servirait-il d’être le moins gravement atteint d’une planète d’éclopés ?
Il hausse les épaules.
— Oh, je comprends ta position. En outre, tu te débrouilles pour que Rivera ait une dette envers nous, et c’est bien pensé. Mais… eh bien, il y a tout un tas de choses qui me tracassent. Quand tu me dis que l’heure est venue, je sais que je vais devoir lâcher Henry Pauliss. Et c’est un de mes vieux amis, un de mes protégés. Il a confiance en moi. Il ne va rien comprendre à ce qui lui arrive.
— Harris, nous avons tous les deux envoyé des amis à une mort certaine, dit Hardshaw à voix basse. Je n’ai pas l’impression que c’est moi qui ai changé.
Diem pousse un soupir, hausse à nouveau les épaules.
— Dans le temps, c’était mon instinct qui approuvait nos actes. Aujourd’hui, il n’y a que ma raison qui arrive à les comprendre. Écoute, nous avons toujours répondu aux attentes des citoyens – ils voulaient que nous mettions les criminels en taule, nous l’avons fait ; ils voulaient que nous nous débarrassions de l’ONU, nous l’avons fait ; ils voulaient que nous allions au secours des Afropéens, nous l’avons fait. Et si nous avons réussi, ce n’est pas en organisant des campagnes médiatiques du style « À bas le cyclone », ni en essayant de persuader les citoyens de prendre tel ou tel problème au sérieux. Et nous avons veillé à ce que les gens qui ne travaillent pas pour nous aient toutes les raisons de le regretter. À présent, nous sommes occupés à soupeser les situations, à jongler avec elles, et oui, je sais, je comprends, le monde a changé, la planète tout entière est peut-être en danger… mais je ne pige plus les choses comme avant.
Elle acquiesce.
— C’est enregistré. Mais es-tu encore en mesure de faire ce que je te demande ? J’ai besoin d’un scandale bien juteux, d’un bouc émissaire à jeter à la vindicte populaire, et il faut que ça ait un rapport avec Clem. Es-tu décidé à ce que ce soit Henry Pauliss ?
— Ouais. Pas de problème.
Comme pour souligner l’importance de ce moment, ils se serrent la main, puis Diem rentre chez lui. Il descend aussitôt à la cave et y assouvit ses pulsions, utilisant pour ce faire la moitié de ses bandes ; ensuite, le corps et le cœur également meurtris, il plonge dans un sommeil sans rêves qui n’a hélas rien de reposant.
À quatre heures de l’après-midi, Jesse et Mary Ann apprennent la nouvelle par la TV – Mary Ann refuse d’avoir une XV chez elle – alors qu’ils émergent de leur siesta. La situation a déjà bien évolué et ils visionnent des images (filmées par un staticoptère de la Navy parti de Pearl Harbor pour une mission de relations publiques) montrant la flotte de secours fonçant vers Hawaii. La foule habituelle d’experts y va de ses commentaires, et outre les infos de Scuttlebytes, ils consultent aussi la dernière édition de Reniflements.
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