« Merci, dôme, » dit-elle, en s’emparant de son javelot. Elle alla jusqu’au bord du radeau, près de la tache violette, et scruta les eaux verdâtres. Le fond était envahi par les algues. Elle ne se risqua pas dans l’eau avant d’avoir clairement discerné le coquillage spirale. Il fourrageait dans les herbes hautes, et ramenait avec son tentacule meurtrier de petits Sebastodes, des poissons de roche. Elle se glissa dans l’eau chaude et s’approcha de la conque qui broutait. Elle l’ignora. Elle avait peu d’ennemis naturels qui pouvaient tenir tête à son venin mortel. Elle la frappa de sa lance. Le tentacule tapota le trait, y laissant (elle le savait) une minuscule aiguille et une injection de toxine. Elle appuya plus fort. La bête se mit à se débattre violemment, étirant son pied latéralement et faisant rouler sa coquille de côté et d’autre. En trois roulades successives, elle se projeta à deux mètres. Poisson-Lune la suivit, la piqua du bout de sa lance. Le tentacule tâtonna dans sa direction. Elle fut heureuse que la portée du dard venimeux soit limitée par la longueur de l’organe. Son arme affilée traqua le corps tendre jusque dans son habitat en spirale ; une torsion, et l’hémoglobine simple du mollusque assombrit les eaux, attirant un essaim de charognards qui se battirent pour la protéine ainsi offerte.
Poisson-Lune regagna son dôme, pour s’apercevoir que la marmite de buccins avait débordé. Elle remit de l’eau de mer par-dessus les gastéropodes longs de dix centimètres, petits cousins de la meurtrière créature qu’elle venait d’occire.
Palourde la rejoignit à l’heure du repas. Son sac était bosselé par les coquillages qu’il avait ramassés. Elle tria les corps ovales, blancs et caoutchouteux, ôtant les parties fibreuses du pourtour pour les jeter à leur bar domestique, Stereolepis gigas. Le poisson géant monta, avala la friandise, et retourna vers le fond marin,
« Sous le pilier sud, j’ai remarqué des bestioles qui se disputaient quelque chose, » observa-t-il.
— « Une conque, » dit-elle. « Je l’ai tuée il y a deux heures. »
— « On dirait qu’elles se multiplient. Je crois qu’il est temps de regarnir la cour d’étoiles de mer. »
Elle hocha la tête et commença à broyer les coquillages.
« Peux-tu aller rendre ces pièges à crabe à nos voisins ? Ils désirent les poser de bonne heure demain matin. »
— « D’accord. Je vais leur apporter quelques coquillages. » Il ficela les filets-accordéon en un paquet serré et s’en alla, les remorquant derrière lui.
Poisson-Lune allaita Têtard et s’endormit auprès de lui. Un signal d’alerte frénétique, émis par le dôme, la réveilla. L’intensité des lueurs rouges l’effraya. Têtard se mit à hurler.
« Qu’y a-t-il, dôme ? »
Elle prit son fils et chercha une indication dans les eaux ténébreuses. La bioluminescence d’un vert trouble s’accrut. Des vibrations lui indiquèrent que quelque chose approchait ; un son nouveau, inconnu, faisait trembler sa demeure.
Un grappin affûté se planta dans le dôme, à un mètre au-dessus du bord, crevant la poche d’air et fronçant les parois minces et translucides. Le dôme se gondola, un cercle de vaguelettes fit tanguer le radeau. Elle tomba, essaya désespérément de rejoindre le radeau. Le dôme se fendit avec fracas, la poche d’air explosa en un nuage de bulles. Elle se trouva coincée entre le radeau flottant et de lourds morceaux de la voûte. Une douloureuse sensation d’éclatement dans son poumon droit lui apprit qu’elle ne se trouvait plus au niveau quatre. Ils montaient à toute vitesse vers la surface ! Elle donna des coups de pied dans les débris. Son bébé cria, lâchant un épais cordon de bulles qui chatouillèrent son sein gauche. Elle essaya d’expirer rapidement, mais déjà les bulles se teintaient de rose.
Les Océanides blessés gémissaient dans l’obscurité. Des débris pesants cahotaient sur les vagues. Un projecteur balaya la scène. Poisson-Lune frappa les joues rebondies du bébé, essayant de le ramener à la vie, mais il ne faisait que trembler, les yeux grands ouverts, silencieux. Elle voulut souffler de l’air dans sa bouche, mais ses propres poumons ne fonctionnaient plus. Elle ne pouvait qu’expulser l’air. Chaque tentative qu’elle faisait pour inspirer résultait en une douleur torturante sous son bras droit : un poumon déchiré. Des élancements poignardaient ses doigts et ses orteils, gagnant les extrémités. Ses contorsions activèrent la phosphorescence à la surface, trahissant sa position. Le projecteur la découvrit. Un harpon néchiffe mit fin à ses souffrances. Une bande de petits poissons affamés accourut, attirée par le sang. Ils trouvèrent aussi Têtard.
Furlong parcourait avec sa suite la chambre froide de Poursuivant Cinq. Il compta les cadavres gelés des Océanides et hocha la tête.
« Soixante-quatre ennemis tués. Bien. Nous n’avons pas eu de pertes. RorqualMaru ne s’est pas montré. »
Le délégué de la Sûreté sourit.
— « Je crois vraiment que nous avons découvert le parfait engin anti-Océanide : le Thon de Fer. En équipant le grappin d’ailerons et d’optiques, on permet au grutier de frapper leurs dômes avec un maximum de précision. Je pense qu’aucun dôme sur ce récif ne nous a échappé. Regardez ces vues prises par les scrutateurs, avant et après l’assaut. Le récif s’appelle Kilomètre Trois. Voyez comme scintillent les dômes occupés : ce sont des cibles faciles. »
Les vues passèrent de main en main.
Trois hommes du Contrôle des Chasses retirèrent les barbelures des javelots des dépouilles raidies. « C’est un gibier obtenu sans peine ; une belle provision de protéines. Nous aurons tous les volontaires nécessaires pour ce genre de travail. Cette chasse nocturne avec les projecteurs a beaucoup plu à nos hommes. »
— « Succès sur toute la ligne, par conséquent, » dit Furlong. « N’envoyez pas trop vite ces spécimens au Synthé. Il faut laisser aux Biotechs l’occasion de les examiner, pour voir si nous pouvons apprendre quelque chose. Je sais que nous sommes à court de bonnes protéines, mais elles se conserveront jusqu’à ce qu’on ait fait l’analyse complète de ces créatures : leur corps et leur esprit. Faites-moi parvenir les rapports dès que possible. »
Palourde était blotti dans la poche d’air d’une petite ombrelle. Le pouce de sa main droite était enflé et le lancinait ; il avait été pincé par l’aileron rotatif. Il avait été témoin de la destruction de son village de dômes. Les grappins lui étaient d’abord apparus comme des thons bizarres, dotés d’un œil unique. Leurs projecteurs lui avaient appris que c’étaient des machines, et il avait tenté de leur échapper. Il s’était caché dans une crevasse, jusqu’à ce qu’il ait compris ce que ces machines étaient en train de faire. Il s’était élancé, lorsque les dômes avaient explosé, mais les mécaniques n’avaient eu aucun mal à le repousser. À présent, il était seul.
Dans les ruines, il ne trouva aucune trace de sa famille. Des poissons nécrophages se disputaient des reliefs de nourriture, mais aucun cadavre n’était visible. Il se décomprima au niveau deux, puis partit dans son canoë de polymère explorer la surface. La piste jonchée de débris était facile à suivre. À l’horizon, rien. Le bateau avait disparu.
Au début, Palourde maniait les pagaies avec difficulté, engourdi par le choc, mais chaque nouveau fragment qu’il découvrait excitait sa colère. Cette jatte en bois n’aurait été rien de plus qu’une jatte s’il n’avait reconnu les motifs gravés de sa main. À midi, il se trouvait à la hauteur de la masse principale d’épaves ; de nombreux radeaux, des morceaux de dômes. Il recueillit une couverture qui lui était familière, toute en lambeaux. Quand il découvrit le radeau de son habitation, il y fit monter l’avant de son canot, et se traîna dessus en pleurant. Ses mains coururent sur les textures familières. Un harpon brisé était profondément enfoncé dans le radeau. Les taches de sang racontaient l’histoire. Il resta assis là toute la nuit, le visage caché dans ses mains. De petits poissons furetaient dans les débris.
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