Il regagna Rorqual, cracha le chalumeau et retira précautionneusement le harnais de son épaule ensanglantée. Il toussa et cracha de l’écume pendant plusieurs minutes, pour s’éclaircir la gorge. Il rit. Une ordonnance lui apporta un peignoir épais et une collation sur un plateau. Il se bourra de pain, projetant des miettes tout en parlant.
« Ça, c’est ce qui s’appelle s’accoupler ! »
— « Ventre Blanc t’attendait ? »
Le géant secoua la tête, tandis qu’il émiettait le pain dans un bol d’épaisse soupe de poisson. « J’ignore qui c’était, mais en tout cas elle avait besoin de moi. » Il vida le bol, s’essuya le menton du revers de la main. Il arborait un large sourire.
— « Mais qui ça ? Tu ne la connais même pas ? » ARNOLD se contenta de rire. « Tu sais combien il est difficile d’y voir nettement sous l’eau. Ça pouvait être n’importe laquelle de toutes ces jeunes femelles. Mais tu avais raison en ce qui concernait leurs coutumes. Ces femelles sont agressives, pas de doute. »
Larry était effaré. « Mais elles cherchent un compagnon, pas seulement un moment de plaisir. »
— « Qu’y puis-je, si j’y ai pris plaisir ? »
— « Là n’est pas la question, » expliqua Larry. « Il faudrait que tu comprennes une chose : l’importance des liens familiaux chez ce peuple. Les conjoints s’attachent l’un à l’autre, ainsi qu’à leurs rejetons, avec une férocité que je n’ai jamais vue égalée. »
ARNOLD était décontenancé. « À quoi veux-tu en venir ? »
— « Si cette fille a un enfant, aux yeux des gens, elle et son enfant représenteront ta famille. »
— « Parfait, » dit le géant en souriant.
— « Mais, et Ventre Blanc ? »
Le sourire s’agrandit. « Elle fera aussi partie de la famille d’ARNOLD, » dit-il. « ARNOLD est roi ! »
Larry soupira. Son capitaine était parfois difficile à vivre.
L’analyse froidement lucide du C.U. fit trembler les membres du Conseil. Leur statut de Citoyens animés jouissant d’Allocations Calories-Logement élevées dépendait de leur siège à cette table. Si le C.U. les démettait de leurs fonctions, c’était la Suspension Temporaire.
« Vous avez manqué d’efficacité dans l’affaire ARNOLD. Lenteur dans les décisions. Erreurs coûteuses. J’ai donné à Furlong pleins pouvoirs discrétionnaires. Vous représentez maintenant son Cabinet, avec une simple fonction consultative. »
Autour de la table, les visages se détendirent. Tant que Furlong aurait besoin d’eux, ils resteraient animés. Ils se levèrent à son entrée et restèrent debout jusqu’à ce qu’il fût assis. Il avait cet air suffisant et trop sûr de lui des dictateurs à leurs débuts.
« On nous a donné carte blanche, » dit-il en souriant. « Tout est possible lorsqu’on dispose de toutes les ressources de la fourmilière. »
Les membres du Cabinet acquiescèrent.
« En premier lieu, la Sûreté aura un nouveau représentant. C’est vous qui avez commis cette faute d’avoir envoyé Poursuivant Un en mer sans grues. Vous devez vous présenter à votre service. On nommera un délégué plus jeune… quelqu’un qui possède davantage d’imagination. »
Le Néchiffe las se leva et se dirigea vers la porte. Il vieillit sensiblement sous les regards critiques de ses pairs.
Furlong reprit : « En second lieu, on étudiera les enregistrements faits au cours de la bataille et l’on construira des grues qui seront supérieures à celles de Rorqual. » Il se tourna vers le délégué du Chantier Naval. « Dans combien de temps le lancement de Poursuivant Deux ? »
— « Le travail avance conformément aux prévisions. Notre nouvelle caste de travailleurs s’est avérée… »
— « Pas de rhétorique. Je veux une réponse concise, sur laquelle nous pourrons appuyer nos plans. »
— « Deux ans, monsieur ! »
— « Voilà qui est mieux. En deux ans, nous aurons le temps de mettre au point les grues. À mon avis, il faudrait que les grues avant soient beaucoup plus robustes que celles de Rorqual, et capables d’éventrer sa coque. Les autres grues devraient être plus longues, avec une plus large gamme d’armes de jet : explosifs, grappins, pinces. L’intégration neurale du bateau ne devra pas tenir compte de ces engins de destruction.
Chaque grue comportera une cabine pour l’opérateur, au-dessus du pont par temps clair et en dessous par gros temps. Des questions ? »
Le chasseur se leva et attendit l’approbation de Furlong.
« Oui ? » Les yeux du Chef Suprême étaient froids.
— « Monsieur… Il devrait nous être possible d’arraisonner Rorqual, surtout si nous avons plusieurs bateaux. Mais notre problème, c’est le contrôle du cerveau du bateau. Tant qu’ARNOLD sera en vie, il n’obéira qu’à lui. Comment allons-nous tuer ARNOLD ? Devons-nous commencer le conditionnement leptoanimiste d’une nouvelle compagnie d’ARNOLD Inférieurs ? »
— « Non. Une grue télécommandée peut réduire en bouillie n’importe quel guerrier, bien conditionné ou pas. »
— « Mais à notre première tentative, il est resté sous le pont. S’il persiste dans cette tactique, nos grues ne pourront pas l’atteindre. »
— « Alors, il faut prévoir de petits engins motorisés qui pourront le traquer jusqu’à l’intérieur du bateau. Envoyez les Bricoleurs à la Récupération ; qu’ils voient ce qu’ils peuvent faire. Il faudra armer ces maches et les mettre en télécommande. Et construire à cet effet des cabines supplémentaires sur chaque navire. »
— « Des robots tueurs ! »
— « Oui. Peut-être devrions-nous placer un vaisseau de Chasse sur l’un des bateaux. Quelle est leur portée ? »
— « Quatre heures. Environ cent cinquante kilomètres à l’heure. Mais je ne sais pas exactement s’il y a un appareil en état de voler à l’heure actuelle. »
Le C.U. intervint. « D’ici deux ans, il y en aura un. Nous l’équiperons de manière qu’il puisse amerrir. »
« Nous vaincrons ARNOLD ! » lança Furlong en se frottant les mains, un large sourire s’épanouissant sur son visage.
ARNOLD accrocha ses ailes, ange lubrique s’apprêtant à taquiner l’anémone dans les dômes d’épousailles Océanides. Il braillait une ballade grivoise tout en fixant un thon à sa corde de halage.
Sur ses mains, Larry se rendit auprès du géant paillard, en se tenant à l’écart du poisson, qui donnait de grands coups de queue. L’homme-tronc désapprouvait ces manières de satyre ; à ses yeux, abuser des vierges était le fait d’un débauché.
« J’apporte ce poisson géant aux vieux des Abysses, » dit ARNOLD.
— « Vas-tu encore chercher Ventre Blanc ? »
— « Je vais visiter à nouveau les dômes aux anémones, si c’est ce que tu veux savoir. Elle sait où me trouver. »
— « Mais tu as pris toutes les femelles éhontées qui se sont présentées. »
— « Je ne vais pas laisser se gaspiller tout ça, » gloussa le ribaud. « Les mâles sont rares, en bas. Je ne fais que mon devoir. »
— « Et Ventre Blanc ? Ton premier amour ? » L’ange gigantesque s’immobilisa, la main sur le grappin. « Je crois qu’elle a dit exactement ceci : « Elles peuvent le garder. » Eh bien, elles m’ont ! »
En touchant l’eau, le thon se débattit un moment, puis suivit le géant dans les profondeurs.
Un peu plus tard, une autre anémone de mer vint se poser sur le kiosque du sous-marin.
C’est un Palourde indigné qui monta sur le pont de Rorqual, accompagné de deux anges ratatinés. Le clostridium l’avait laissé d’humeur sombre et morose, mais plus solide que jamais.
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