Vous dites aussi : voici mon corps nu, avec toutes ses imperfections, que j’expose devant toi en toute confiance, sachant que tu ne te moqueras pas. Et vous dites : j’accepte ce contact intime avec toi, même en sachant que tu pourrais me transmettre une horrible maladie. J’accepte de prendre ce risque, parce que tu es toi. Et la femme dit aussi, du moins jusqu’au XIX eou au début du XX esiècle : je m’ouvre à toi en sachant qu’il pourrait arriver toutes sortes de conséquences biologiques dans neuf mois.
Toutes ces choses sont bien plus vitales que les brefs plaisirs. Et c’est pourquoi les instruments de masturbation mécanique n’ont jamais remplacé le sexe, et ne le remplaceront jamais.
C’est pourquoi ce qui s’est produit entre moi et Pulchérie Ducas, par cette matinée byzantine de 1105, fut une relation beaucoup plus importante que celle que j’avais eue avec l’impératrice Théodora un demi-millénaire plus tôt, et plus importante que tous les rapports que j’avais eus avec un bon nombre de filles un millénaire plus tard. J’ai versé à peu près le même nombre de centimètres cubes de liquide salé dans Théodora, dans Pulchérie et dans beaucoup d’autres filles ; mais avec Pulchérie, ce fut différent. Avec Pulchérie, notre orgasme ne fut que le sceau symbolique de quelque chose de plus grand. Pour moi, Pulchérie était l’incarnation de la grâce et de la beauté, et la rapidité avec laquelle elle avait accepté faisait de moi un empereur plus puissant qu’Alexis ; mon éjaculation et son orgasme n’eurent que peu d’importance. Comparés au fait que nous étions tombés amoureux l’un de l’autre en partageant notre confiance, notre foi et notre désir. Voici le centre de ma philosophie. Me voici comme un romantique nu. Voilà la conclusion profonde que j’ai tirée de toutes mes expériences ; le sexe dans l’amour est meilleur que le sexe sans amour. C.Q.F.D. Je peux aussi vous démontrer, si vous le désirez, qu’il est mieux d’être bien portant que d’être malade, et qu’avoir de l’argent est mieux que d’être pauvre. Mon attrait pour la pensée abstraite est sans limite.
Cependant, bien qu’ayant suffisamment démontré ce point de vue philosophique, nous l’avons précisé à nouveau une demi-heure plus tard. La répétition est le meilleur chemin vers la compréhension.
Ensuite, nous sommes restés allongés côte à côte, luisants de sueur. C’était le moment d’offrir un joint à ma partenaire et de partager une sorte différente de communion, mais c’était évidemment impossible. Cela me manqua.
— Est-ce très différent, là d’où tu viens ? me demanda Pulchérie. Je veux dire, les gens, la façon dont ils s’habillent, dont ils parlent.
— Très différent.
— Je sens beaucoup d’étrangeté en toi, George. Même dans la façon dont tu m’as prise dans le lit. Bien sûr, je ne suis pas très experte dans ce genre de choses, tu dois t’en douter. Léon et toi êtes les seuls hommes que j’aie jamais eus.
— C’est vrai ?
Ses yeux brillèrent.
— Tu me prends pour une catin ?
— Oh, bien sûr que non, mais… Je bredouillais. Dans mon pays, ajoutai-je désespérément, une fille peut avoir beaucoup d’hommes avant de se marier. Personne ne proteste. C’est la coutume.
— Pas ici. Nous sommes bien protégées. Je me suis mariée à douze ans ; cela ne m’a pas laissé beaucoup de libertés. Elle fronça les sourcils, se redressa et se pencha vers moi pour me regarder dans les yeux. Ses seins se balançaient agréablement devant mon visage. Les femmes sont aussi libres que tu le dis, dans ton pays ?
— Oui, Pulchérie, c’est la vérité.
— Mais vous êtes Byzantins ! Vous n’êtes pas des barbares du Nord ! Comment peut-on leur permettre d’avoir tant d’hommes ?
— C’est notre coutume, répondis-je simplement.
— Peut-être ne viens-tu pas vraiment d’Épire, suggéra-t-elle. Peut-être viens-tu d’une région plus lointaine. Je te le répète, George, tu me parais bien étrange.
— Ne m’appelle pas George. Appelle-moi Jud, déclarai-je hardiment.
— Jud ?
— Jud.
— Pourquoi dois-je t’appeler ainsi ?
— C’est mon nom intime. Mon vrai nom, celui que je ressens. George n’est que… disons, un nom que j’utilise.
— Jud. Jud. Je n’ai jamais entendu un nom pareil. Tu viens d’un étrange pays ! Vraiment !
Je lui fis un petit sourire ambigu.
— Je t’aime, dis-je, et je lui mordillai les mamelons pour changer de sujet.
— Si étrange, murmura-t-elle. Si différent. Et pourtant, je me suis sentie attirée vers toi dès le premier moment. Tu sais, j’ai souvent rêvé d’être aussi libertine que cela, mais je n’ai jamais osé. Oh, j’ai reçu des propositions, des douzaines de propositions, mais aucune ne m’avait paru suffisante pour prendre un tel risque. Et quand je t’ai vu, j’ai senti en moi ce feu, ce… ce désir. Pourquoi ? Dis-moi pourquoi ? Tu n’es ni plus ni moins attrayant que la plupart des hommes auxquels j’aurais pu me donner, et pourtant c’est toi que j’ai choisi. Pourquoi ?
— C’était le destin, lui répondis-je. Comme je te l’ai dit. Une force irrésistible, qui nous pousse l’un vers l’autre, à travers les…
… siècles…
— … mers, achevai-je dans un murmure.
— Tu reviendras me voir ? demanda-t-elle.
— Très souvent.
— Je trouverai des moyens de nous rencontrer. Léon n’en saura jamais rien. Il passe beaucoup de temps à la banque – c’est l’un des directeurs, tu sais – et avec l’empereur, et il a bien d’autres occupations – il fait à peine attention à moi. Je ne suis qu’un joli jouet parmi tous ceux qu’il possède. Nous nous retrouverons, Jud, et nous connaîtrons souvent le plaisir ensemble, et – ses yeux noirs s’illuminèrent – peut-être me donneras-tu un enfant.
Je sentis les cieux s’ouvrir, et leurs foudres s’abattirent sur moi.
— Cinq ans de mariage sans avoir d’enfant, continua-t-elle. Je ne comprends pas. Peut-être étais-je trop jeune, au début – j’étais si jeune –, mais maintenant, toujours rien. Rien. Donne-moi un enfant, Jud. Léon t’en sera reconnaissant – je veux dire, il sera heureux, il pensera que c’est le sien ; tu as même un air de Ducas ; dans les yeux, peut-être ; il n’y aura pas de problème. Tu crois que nous avons fait un enfant, cette nuit ?
— Non, répondis-je.
— Non ? Comment peux-tu en être sûr ?
— Je le sais, dis-je.
Je caressai son corps soyeux. Laisse-moi encore vingt jours sans prendre ma pilule et je pourrai planter en toi de nombreux bébés, Pulchérie ! Et faire un tel nœud dans la trame du temps qu’il sera impossible de le démêler. Être mon propre arrière-arrière-multi-arrière-grand-père ? Suis-je issu de ma propre semence ? Le temps s’est-il courbé sur lui-même pour me donner la vie ? Non. Je ne m’en sortirai jamais. Je donnerai à Pulchérie mon amour, mais j’éviterai de la mettre enceinte.
— L’aube s’est levée, murmurai-je.
— Tu ferais mieux de partir. Où puis-je t’envoyer des messages ?
— Chez Metaxas.
— Bien. Nous nous reverrons dans deux jours, d’accord ? J’arrangerai tout.
— Je suis à toi, Pulchérie, ce sera comme tu veux.
— Dans deux jours. Mais il faut t’en aller, maintenant. Je vais te montrer la sortie.
— Trop risqué. Des serviteurs pourraient être intrigués. Va dans ta chambre, Pulchérie. Je peux trouver la sortie tout seul.
— Mais c’est impossible !
— Je connais le chemin.
— Vraiment ?
— Je te le jure, répondis-je.
Elle avait besoin d’un peu plus d’assurance, mais je réussis finalement à la persuader d’éviter le risque d’être vue en me conduisant jusqu’aux portes du palais. Nous nous sommes embrassés une fois de plus, elle a remis sa chemise ; je l'ai prise par le bras et l’ai attirée contre moi, puis je l’ai relâchée et elle a quitté la chambre. J’ai compté soixante secondes. Puis j’ai réglé mon chrono et j’ai remonté la ligne de six heures. La soirée allait bon train. J’ai traversé le palais d’un air désinvolte, évitant la pièce dans laquelle se tenait mon autre moi-même – un peu plus jeune et ne connaissant pas encore le merveilleux corps de Pulchérie –, bavardant avec l’empereur Alexis. Je sortis du palais des Ducas sans me faire remarquer. Dehors, dans les ténèbres, je m’arrêtai près du rempart qui longeait la Corne d’Or et sautai en 1204. Je me dirigeai vivement vers l’auberge où j’avais laissé mes touristes endormis. Je l’atteignis moins de trois minutes après mon départ – qui me paraissait déjà si lointain.
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