Une nuit de notre voyage en 1803, très tard, j’étais intrigué par un problème posé par le voyage temporel et je me rendis jusqu’à la chambre du Guide pour lui demander son avis. Je frappai à la porte et il répondit : « Entrez ! ». J’entrai donc, mais il n’était pas seul. Une jeune fille basanée aux longs cheveux noirs était étendue sur le lit, nue et luisante de sueur, tout ébouriffée. Ses seins étaient durs et lourds et ses mamelons étaient couleur chocolat.
— Excusez-moi, dis-je. Je ne voulais pas vous déranger.
Sid Buonocore se mit à rire.
— Idiot ! dit-il. Nous avons fini pour l’instant. Tu ne nous déranges pas. Voici Maria.
— Bonjour, Maria, aventurai-je.
Elle gloussa d’un air éméché. Sid lui parla en créole et elle se remit à glousser. Puis elle se leva, fit une élégante révérence dénudée, et murmura : « Bonsoir, m’sieu », avant de s’écrouler doucement sur le sol, évanouie.
— Elle est jolie, n’est-ce pas ? me demanda fièrement Sid. Moitié Indienne, moitié Espagnole, moitié Française. Sers-toi un peu de rhum.
Je bus une gorgée au flacon qu’il me tendait.
— Cela fait trop de moitiés, lui dis-je.
— Maria ne fait rien à moitié.
— Je vois.
— Je l’ai rencontrée durant mon dernier voyage ici. Je règle soigneusement mon emploi du temps pour qu’elle puisse être un petit moment avec moi chaque nuit, sans léser mes autres moi-même. Je veux dire… je ne sais pas combien de fois je devrai faire cette sacrée tournée, Jud, mais j’essaie de m’arranger pour être bien reçu à chaque fois que je remonte la ligne.
— Tu ne risques rien à dire de telles choses devant…
— Elle ne parle pas un mot d’anglais. Aucun danger.
Maria remua et poussa un petit gémissement. Sid me reprit le flacon de rhum et en versa un peu sur la poitrine de la jeune fille. Elle gloussa de nouveau et se mit à le frotter d’un air endormi sur ses seins, comme s’il s’agissait d’une quelconque pommade miracle. Mais elle n’avait vraiment besoin d’aucune pommade.
— Elle est plutôt ardente, dit Sid.
— J’en suis sûr.
Il dit quelque chose à la fille et elle se remit péniblement debout pour se diriger vers moi. Ses seins se balançaient comme des cloches. Des odeurs de rhum et de luxure émanaient d’elle. Toujours vacillante, elle tendit les mains vers moi, mais perdit son équilibre et s’écroula une fois de plus sur le plancher. Elle resta là, riant doucement.
— Tu veux l’essayer ? me demanda Sid. Laisse-la se dégriser un peu et ensuite emmène-la dans ta chambre pour prendre du bon temps.
Je dis quelque chose à propos des maladies intéressantes qu’elle pouvait porter. J’ai parfois le chic pour être ennuyeux quand c’est le moment de s’amuser.
— Tu as été vacciné, me cracha Buonocore d’un ton méprisant. Qu’est-ce que tu crains ?
— Ils nous ont immunisés contre la typhoïde, la diphtérie, la fièvre jaune et tout ça, répondis-je. Mais la syphilis ?
— Elle n’a rien. Tu peux me croire. De toute façon, si tu es inquiet, tu pourras prendre un thermobain dès que tu auras redescendu la ligne. Il haussa les épaules. Si quelque chose comme ça te fait peur, tu ferais aussi bien de ne pas être Guide.
— Je ne…
— Tu as vu que je voulais la baiser, non ? Jud, est-ce que tu me prends pour un pauvre con ou pour un sacré con ? Est-ce que je coucherais avec une syphilitique ? Et est-ce qu’ensuite, je te proposerais de coucher avec elle ?
— Eh bien…
— Il n’y a qu’une chose à laquelle tu doives faire attention, dit-il. As-tu pris ta pilule ?
— Ma pilule ?
— Ta pilule , imbécile ! Ta pilule mensuelle !
— Oh ! Oui. Oui, bien sûr.
— C’est vital, si tu dois remonter la ligne. Tu ne voudrais pas t’amuser à engrosser les aïeules des autres gens ? La Patrouille Temporelle pourrait vraiment t’écorcher vif si tu faisais cela. Tu peux t’en tirer en fraternisant un peu avec les gens du passé – tu peux faire quelques affaires avec eux, tu peux coucher avec eux –, mais tu ferais sacrément bien de faire attention à ne pas leur donner de bébés. Pigé ?
— Pigé, Sid.
— Souviens-toi bien. Ce n’est pas parce que je drague un peu que j’ai l’intention de risquer de changer profondément le passé. Comme souiller toute la chaîne génétique en faisant des bébés le long de la ligne temporelle. Alors, fais comme moi, mon gars. N’oublie pas tes pilules. Maintenant, prends Maria et déguerpis !
Je pris Maria et déguerpis.
Une fois dans ma chambre, elle dessaoula rapidement. Elle ne parlait pas un mot des langues que je comprenais et je ne parlais pas un mot des langues qu’elle comprenait. Mais nous avons quand même réussi à nous entendre.
Bien qu’elle eût deux cent cinquante ans de plus que moi, ce qu’elle fit me parut tout à fait convenable. Certaines choses ne changent pas beaucoup au fil des siècles.
Après ma qualification comme Guide Temporel, et juste avant mon départ pour les tournées de Byzance, Sam donna une soirée d’adieu en mon honneur. Presque tous les gens que j’avais connus à New Orleans Inférieur étaient invités et nous nous sommes entassés dans les deux pièces de l’appartement de Sam. Les filles du palais de la renifle étaient là, ainsi qu’un poète nommé Shigemitsu, déclamateur en chômage, qui ne parlait qu’en pentamètres iambiques, cinq ou six membres du Service Temporel, un vendeur de flotteurs, une fille plutôt farouche aux cheveux verts qui travaillait comme séparatrice chez un généto, et bien d’autres. Sam avait même invité Flora Chambers, mais elle était partie la veille pour assister au sac de Rome.
Chacun reçut un flotteur en arrivant. Et cela ne tarda pas à mettre de l’entrain. Quelques instants après avoir senti le bruissement du flotteur contre mon bras, je sentis ma conscience gonfler comme un ballon, grandir jusqu’à ce que mon corps ne puisse plus la contenir, dépasser les limites de mon enveloppe charnelle. Avec un Pop ! , je me libérai et me mis à flotter. Les autres faisaient la même expérience. Libérés de nos chaînes corporelles, nous glissions sous le plafond dans une brume ectoplasmique, appréciant la sensation de dérive. Je lançai des tentacules nuageux pour saisir les formes flottantes de Betsy et d’Helen, et nous profitâmes d’une conjugaison triple du genre psychédélique. Pendant ce temps, de la musique suintait d’un millier d’ouvertures pratiquées dans le mur peint, et l’écran du plafond donnait un programme d’abstractions pour rehausser les effets. C’était une scène charmante.
— Ton départ nous cause bien de l’affliction, dit gentiment Shigemitsu. Ton absence nous laisse un horrible vide. Mais le monde entier s’ouvre devant toi…
Il continua de la sorte pendant au moins cinq minutes. Vers la fin, sa poésie devint réellement érotique. Je regrette de ne pas me souvenir de cette partie.
Nous flottions de plus en plus. Sam, en hôte parfait, veilla à ce que personne ne s’arrêtât un seul instant. Son grand corps noir était luisant d’huile. Un jeune couple du Service Temporel avait apporté son propre cercueil ; il était très beau, avec une doublure en soie et tous les accessoires sanitaires. Ils y grimpèrent et nous laissèrent les guider sur la ligne télémétrique. Ensuite, les autres l’essayèrent, par groupes de deux ou trois, et certains accouplements provoquèrent bien des rires. Mon partenaire fut le vendeur de came et pendant qu’on était dans le cercueil, on en a repris une deuxième fois.
Les filles du palais de la renifle dansèrent pour nous, et trois des Guides Temporels – deux hommes et une jeune femme à l’air frêle en pagne d’hermine – nous firent une séance d’acrobatie biologique. Charmant. Ils avaient appris les mouvements à Cnossos, où ils avaient eu l’occasion d’observer les danseurs de Minos, et s’étaient contentés de les adapter au goût moderne en ajoutant les copulations aux bons moments. Pendant cette séance, Sam distribua des sensobrouilleurs à tout le monde. Nous les avons branchés et avons été pris aussitôt dans une belle synesthésie. Pour moi, cette fois, le toucher devint l’odorat : j’ai caressé les fesses fraîches de Betsy et respiré le parfum des lilas d’avril ; j’ai saisi un cube de glace et senti l’odeur de l’océan à marée haute ; j’ai passé la main sur le mur et mes poumons se sont remplis de l’odeur étourdissante d’une forêt de pins en flammes. Puis nous avons tourné et l’ouïe est devenue pour moi le toucher ; Helen poussait de petits cris passionnés dans mon oreille et ils devinrent des plaques de mousse ; la musique rugit des haut-parleurs comme une crème épaisse ; Shigemitsu se mit à gémir en vers non rimés et les saccades du rythme de sa voix m’atteignirent en pyramides de glace. Nous avons continué à jouer sur les couleurs, les goûts et les durées. Parmi toutes les sortes de plaisirs sensoriels inventés durant les cent dernières années, je crois que le sensobrouillage est de loin mon préféré.
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