— Des trucs, répond simplement Cortez.
— Quoi ? »
Je promène une fois de plus les yeux autour de moi : les bureaux, les armoires, les cartons de nourriture à grignoter : snacks aux fruits, biscuits apéritifs, barres de céréales.
« Comment ça, quoi ? demande Cortez, toujours avec ce grand sourire. C’est ce qu’il voulait ! Des trucs ! Des trucs pour toi , ma petite.
— Pardon… Je ne comprends pas.
— Oh, chérie, dit Ellen en foudroyant Cortez du regard, posant son hachoir pour passer un bras autour des épaules de Martha. Il nous a payés pour prendre soin de toi. Jusqu’à l’après.
— Prendre soin de moi ? répète Martha, les yeux écarquillés. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire : te donner un paquet de trucs . » Cortez va les rejoindre, toujours sur ses roulettes, et ramasse le hachoir. « Ça veut dire : ne pas te laisser crever .
— La ferme, Cortez, dit Ellen. Ça veut dire qu’il nous a payés d’avance afin qu’on te fournisse ce qu’il faudra pour que tu tiennes jusqu’à la fin. Nourriture, eau potable, piles, lampes électriques, vêtements, tampons… tout, quoi.
— Et si tu as peur des bruits dans la nuit, on fait aussi dans la protection. » Cortez roule jusqu’au bureau, range le hachoir d’Ellen dans un tiroir. « Jusqu’à la fin.
— Mais pas après ? » dis-je.
Cortez ricane et remet les pieds sur la table, aussi désinvolte qu’un requin de la finance.
« Après ? Quiconque fait des promesses pour après est un menteur et un voleur. »
Je tiens toujours mon front ensanglanté en réfléchissant aux dernières révélations, comprenant en même temps que Martha ce que tout cela signifie. Brett a voulu que quelqu’un veille sur elle, ce qui est bien, sauf que cela indique aussi qu’il est parti volontairement. Plus question d’accident ou d’agression. Brett Cavatone a quitté sa femme comme il a apparemment tout fait dans sa vie : avec efficacité, activement et délibérément. Martha regarde droit devant elle, perdue derrière le large meuble. On dirait une petite fille dans le bureau de son père.
« Excusez-moi, dit-elle en se redressant soudain, d’une voix soigneusement contrôlée. Vous avez des cigarettes ?
— Oui, chérie, répond Ellen en ouvrant un coffre gros comme une petite baignoire. Par milliers. »
La douleur de ma blessure récente en a rallumé une autre, comme une boule de flipper heurtant un plot et le faisant clignoter : un point à vif là où j’ai reçu un jour un coup de poinçon, juste en dessous de l’œil gauche. C’est le trafiquant de drogue qui me l’a donné, celui dont le chien est chez moi en ce moment même, attendant que je le nourrisse.
« Cette protection. C’est un service que vous offrez ? dis-je à Cortez. Que vous offrez depuis un moment ? »
De nouveau, son grand sourire.
« C’est ça. Ça vous intéresse ?
— Non merci. Comment les gens vous rémunèrent-ils pour ce service ? »
Le menton fort, le rictus de travers.
« Avec des trucs. Et encore des trucs. Des trucs que je peux refourguer à d’autres. Des denrées que je mets de côté pour les mauvais jours. Pour le grand méchant jour.
— Et lui, comment vous a-t-il payé ? dis-je en lui remontrant la photo.
— Ah ! » Il se frotte les mains, les yeux brillants comme des sous neufs. « Vous voulez voir ? »
* * *
Des pièces métalliques, en tas, en vrac et en piles. Des chromes luisants, du plastique moulé noir, du verre et des cadrans. Je regarde l’entassement, puis regarde Cortez.
« C’est un véhicule. »
Il agite les sourcils d’un air mystérieux : il s’amuse bien. Nous sommes descendus ensemble et en silence par le monte-charge, puis j’ai dû sortir, faire le tour de l’immeuble, et descendre encore une volée de marches branlantes qui ne sont plus accessibles que par une trappe dans le trottoir. Le sous-sol du 17 Garvins Falls Road présente un sol en ciment et de faibles ampoules nues au plafond, branchées sur un générateur au biocarburant, bruyant et malodorant. Je soulève une longue lame de métal renforcé et trouve une inscription au revers, tracée dans une police de bande dessinée : Californie : le pays de la ruée vers l’or ! Je reconnais la typo.
« U-Haul. Un camion de déménagement. »
Le sourire tordu de Cortez s’élargit.
« Vous y croyez, à ça ? »
Tout à fait. J’y crois. Rocky Milano m’a menti : il n’obligeait pas son cher gendre et bras droit à trimballer des meubles sur un vélo à dix vitesses. C’est ainsi qu’un restaurant peut rester ouvert : mettre la main sur un véhicule en état de marche, voler ou récupérer par le troc des réserves d’essence ou de biocarburant clandestin, tracer une carte fiable des barrages routiers à éviter. Pas étonnant que Rocky soit si éploré. Il n’a pas seulement perdu un gendre et un employé modèle ; il a aussi perdu l’élément clé de son capital. J’aimerais pouvoir retourner dans ce petit bureau pour l’interroger à nouveau, le pousser dans ses retranchements à propos de ses demi-vérités et ses réponses évasives. Je ne suis pas un flic, lui dirais-je. Juste un type qui essaie d’aider votre fille.
« Ce que je lui ai dit, c’est : si vous voulez me laisser ça, va falloir le démonter, reprend Cortez. J’en tirerai davantage en pièces détachées, vous croyez pas ? »
Je ne me hasarde pas à deviner. Je soulève une barre métallique graisseuse longue comme mon bras.
Cortez glousse de rire, pointe le menton.
« La colonne de direction. »
Je continue d’errer parmi les pièces de camion, identifiant les pédales, les ceintures de sécurité, le fer biseauté de la rampe de chargement. Les formes fracturées d’une chose aussi ordinaire qu’un camion U-Haul, c’est comme une vision d’un souvenir lointain, comme si j’inspectais la carcasse éventrée d’un mastodonte. Deux jantes sont empilées l’une sur l’autre, juste à côté des gros pneus en caoutchouc noir.
Je me redresse et regarde Cortez, ses cheveux à la Jésus, son sourire plein de malice.
« Pourquoi vous aurait-il fait confiance pour honorer un marché ? »
Il plaque une main ouverte contre son plexus solaire, l’air offensé. J’attends.
« Ça fait un bail qu’on se connaît, le trooper et moi. Il sait ce que je suis. » Un sourire de chat du Cheshire. « Je suis un voleur, mais un voleur qui a le sens de l’honneur. Il m’a vu me faire arrêter, m’a vu sortir et reconstruire tout de suite. Parce qu’on peut compter sur moi. Un homme d’affaires se doit d’être fiable, c’est tout. »
J’écarte la compresse de ma tempe – elle est imbibée de sang – et je la remets en place. Rocky Milano n’a pas fermé son restaurant, bien que nous soyons en plein compte à rebours : il a mis les bouchées doubles, augmenté son engagement dans son opération et réaffirmé sa propre identité. Il en va de même pour Cortez le voleur.
« Et en plus, il m’a dit que si je le doublais, si quoi que ce soit arrivait à sa femme, il reviendrait me tuer, ajoute Cortez, presque comme en passant. J’ai connu des gens qui disaient ça sans le penser. J’ai eu l’impression très nette que cet homme-là était sincère.
— Et il ne vous a rien laissé entendre sur ses projets ?
— Eh non. » Cortez marque une pause, avec un sourire narquois. « Mais je vais vous dire une chose. Je ne sais pas où il allait, mais il avait hâte d’y arriver. Je l’ai taquiné là-dessus. Je lui ai dit : pour quelqu’un qui est venu démonter un véhicule, vous êtes sacrément pressé de vous mettre en route. Ça ne l’a pas fait rire, mais alors pas du tout. »
Non, me dis-je. Je veux bien le croire. Si Brett était aussi droit que je le pressens, s’il était l’homme correct et honorable dont tout le monde se souvient, il devait détester venir ici. Je l’imagine, en chemin vers Garvins Falls Road, dans ce camion volé – goûtant sur sa langue l’amertume des dispositions qu’il prenait, de la confiance qu’il accordait à ce type sournois et content de lui. Brett Cavatone démontant entièrement un camion U-Haul, travaillant rapidement et efficacement sous l’œil brillant de Cortez, sans regarder sa montre, faisant juste le boulot avec soin jusqu’à ce que ce soit terminé.
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