« Ce que j’ai fait, c’est que j’ai gonflé l’agrafeuse avec un moteur de taille-haie, histoire qu’elle marche un peu sérieusement. J’ai bien des flingues, mais j’économise les balles. Vous savez ce que c’est. »
Il sourit largement, montrant des dents blanches : les deux de devant écartées, la dent du bonheur. Le monte-charge descend dans un vacarme de chaînes aussi fort qu’une explosion d’obus. H moins dix secondes… moins neuf… qui tient encore le compte ?
« Ma copine Ellen, elle se contente d’une feuille de boucher. Aucune imagination, hein ?
— Je t’emmerde, Ducon », dit la femme, sans lâcher Martha et en le fusillant du regard.
Il gonfle les joues, me regarde comme pour me dire : Tu entends comment elle me parle ? H moins deux secondes. Une. L’ascenseur s’arrête avec un choc sourd. J’en suis secoué jusqu’aux os. Je me prépare.
« T’es qui, toi ? » fait l’homme.
Il retire sa main de ma bouche.
« Je m’appelle Henry Pal… »
Alors il déclenche l’agrafeuse, qui ronfle et cliquette, et ma cervelle explose. Je pousse un hurlement, et il y en a un autre, dans le coin : c’est la femme, Ellen. Tordant le cou, j’essaie de voir à travers les éclairs de douleur qui m’assaillent, les étoiles rouges et or qui traversent mon champ de vision. Martha a mordu la main de la femme et donne des coups de pied pour se libérer.
« Putain ! » crie Ellen.
Elle élève son hachoir avec le même geste qu’un boucher, et Martha hurle : « Phillips ! Monsieur Phillips !
— Ah, fait l’homme, se calmant aussitôt. Ah ben merde. »
Ellen abaisse son arme, pantelante, et Martha se laisse glisser le long de la paroi du monte-charge, le visage dans les mains, secouée de sanglots.
Un mot de passe. Bien sûr. M. Phillips. Palace, pauvre cloche.
Ma tête pisse le sang, cela me coule sur le front et dans les yeux. Je lève un doigt pour toucher la plaie, un trou grand comme une pièce de dix cents , le petit objet dur, l’agrafe, enfouie dans la peau fine de ma tempe.
Mon agresseur laisse tomber son arme par terre.
« Ellen, chérie, appuie sur le bouton, tu veux bien ? »
* * *
Il y a encore plus de denrées que ce que j’avais aperçu la première fois, beaucoup plus : une pièce remplie de cartons, tous débordants d’objets – d’objets utiles. Des piles, des ampoules électriques, des ventilateurs, des humidificateurs, des snacks, des ustensiles en plastique, des trousses de premiers secours, des stylos, des crayons, des rames de papier. L’homme, celui qui vient de m’agrafer la tête, me donne des petites tapes dans le dos avec un sourire carnassier, puis ouvre les bras et tourne sur lui-même, fier de lui, pour me montrer tout cela.
« Pas mal, hein ? dit-il avant de répondre à sa propre question, en s’installant sur un fauteuil pivotant. Carrément bien, oui. J’ai récupéré un magasin Office Depot. »
Il se propulse dans la pièce sur les roulettes branlantes de son fauteuil et s’arrête derrière un large bureau en L à plateau de verre, sur lequel il pose les pieds. Puis il dévisse le couvercle d’un bocal de bretzels. Je me tiens la tempe et le sang coule librement le long de mon poignet pour s’accumuler dans ma manche. Martha, recroquevillée sur elle-même, tremblante, ne quitte pas de ses yeux épouvantés la femme au hachoir. Il y a encore deux ans, à la même heure, Martha Cavatone aurait été au supermarché, en train d’acheter quelque chose pour le dîner, ou peut-être aurait-elle été à la banque, au pressing. Et dans un an, qui sait où elle sera ?
« Vous voyez, j’avais un ami, lance notre hôte derrière son bureau en verre. Une connaissance, plutôt, qui me devait de l’argent, une somme écœurante. C’était en décembre dernier. Et vous savez, je sentais bien comment ça allait tourner, cette histoire d’astéroïde. Il était encore dans le noir, caché par la Lune. »
Quand il mentionne l’astéroïde, il lui vient une sorte de lueur mélancolique dans l’œil, comme si c’était la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. La conjonction, c’est de ça qu’il parle. En décembre, 2011GV1 était encore en conjonction, aligné avec le Soleil et par conséquent impossible à observer. Il n’était pas « caché par la Lune ». Mes yeux viennent de se poser sur l’eau : des cartons de bidons, douze par carton, deux piles de dix cartons, côte à côte. Douze bidons d’eau par carton fois dix fois deux.
« Et ce pauvre clampin, je suis allé le voir et je lui ai dit : écoute, oublie l’argent. Parce que le type, quand il n’était pas en train de placer des paris sportifs foireux, il était manager du Office Depot de Pittsfield. Et ce qu’il y a de bien, avec Office Depot, c’est qu’ils ne donnent pas seulement dans la fourniture de bureau. Ils ont vraiment une variété de marchandises extraordinaire. »
On dirait un commercial de l’entreprise, et il en est conscient. Il rit, renvoie en arrière ses cheveux qui lui tombent aux épaules.
« Bref, le machin nous arrive dessus, on nous dit que ça va être la fin du monde, et je suis bien placé, voyez ? J’avais un double des clés du mec, j’avais des potes prêts à filer un coup de main, j’avais un camion de côté, j’avais de l’essence. » Un nouveau clin d’œil. Un haussement d’épaules. « Et donc, j’ai récupéré un Office Depot.
— On , Cortez, précise Ellen d’un ton sec. On l’a récupéré. »
Elle est à la porte de la cage d’escalier vide, la main toujours serrée sur le hachoir.
Cortez m’envoie un grand sourire, lève légèrement les yeux au ciel, comme si nous étions complices, lui et moi, les garçons contre les filles. Je l’observe, avec ses cheveux mi-longs noirs, son front bombé, son menton en galoche… il me rappelle un hôte que nous avons eu à la maison quand j’étais petit, un poète célèbre que mon père avait invité pour une conférence à St Anselm’s. Ma mère disait de lui qu’il était « d’une laideur non dénuée de séduction ».
Je jette un nouveau coup d’œil à Martha, pour m’assurer qu’elle va bien. Elle est assise derrière un bureau. La pièce en est remplie : des bureaux en verre, des bureaux à rouleau, d’imposants bureaux en chêne ; beaucoup avec des tiroirs fermés à clé. Une pièce pleine de butin, de recoins cachés, d’objets amassés comme le font les écureuils.
« Connaissez-vous cet individu ? », dis-je en sortant de ma poche la photo de Brett.
Cortez, théâtral, fait semblant de s’effrayer, lève les mains en l’air.
« Oh mon Dieu, mais vous êtes de la police !
— Non, monsieur.
— Refaites-le-moi, me dit-il, rigolard. Le coup de la photo. Redemandez-moi. »
Je pose la photo devant lui.
« Connaissez-vous cet individu ? »
Il tape du plat de la main sur son bureau, enchanté.
« Un poulet, un vrai de vrai ! On dirait un retour d’acide.
— Oui, on le connaît, intervient calmement Ellen à l’autre bout de la pièce, sans lâcher son hachoir. Il est venu ici hier. Vous êtes sa femme ? »
Cortez lui décoche un regard agacé pendant que Martha réprime une exclamation. Ses yeux s’emplissent d’un nouvel espoir, et elle regarde autour d’elle. Elle pense : ici, dans cette pièce même. Elle savoure cette proximité, spatiale à défaut d’être temporelle : il était ici .
« Oui, il était là. » Cortez m’observe de la tête aux pieds, encore émerveillé par ce policier en chair et en os. « Et il a dit que la femme viendrait seule, c’est pourquoi je vous ai agrafé.
— Ça ne fait rien.
— Je ne me suis pas excusé.
— Est-ce que je pourrais juste… » Martha déglutit. Ses mains tremblent. Elle regarde Ellen, puis Cortez, puis de nouveau Ellen. « Qu’est-ce qu’il voulait ?
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