Culverson hausse les sourcils.
« Ah oui ? Qui donc ? »
Sauvé par le gong. Le carillon de la porte retentit, et McGully entre avec une vieille valise Samsonite, tel un VRP en goguette. Nous le regardons, Culverson et moi, et Ruth-Ann lève les yeux derrière son comptoir, pour observer le vieux McGully avec sa valise et ses bottes. Personne ne dit mot. Ça y est, voilà, c’est comme s’il était déjà parti : sous nos yeux, il passe de la couleur au noir et blanc. Il reste à la porte du restaurant, dans la petite entrée à côté de la caisse où sont encore accrochées des photos du proprio, Bob Galicki, serrant la main de diverses personnalités politiques, et où il y a un distributeur de chewing-gums à l’ancienne. Les chewing-gums sont partis depuis longtemps ; le globe de verre, brisé depuis longtemps aussi.
Culverson s’adosse à sa banquette ; McGully nous regarde fixement en silence.
« Bon Dieu, souffle Culverson. Tu vas où ?
— La Nouvelle-Orléans. Je vais partir à pied le long de la 95 en attendant de trouver un bus qui descende vers le sud. »
Culverson hoche la tête. Je reste muet. Que dire ? À la périphérie de mon champ de vision, Ruth-Ann se tient raide comme un piquet derrière son comptoir, pichet à la main, les yeux rivés sur McGully à la porte.
« Tu l’as dit à Beth ? s’enquiert Culverson.
— Bah, non. » McGully nous montre un instant son sourire de singe, très vite, puis regarde par terre. « Je lui ai dit plein de fois qu’on devrait se tirer d’ici, vous savez, qu’on devrait changer d’air, mais elle est… installée, vous voyez ? Elle ne veut pas quitter la maison. C’est là que sa mère est morte. »
Il lève la tête, puis la rebaisse, marmonne dans le col de sa chemise.
« Enfin, je lui ai laissé un mot. Un petit mot.
— Hé, McGully… dis-je – mais il me coupe la parole.
— Non, toi, tais-toi.
— Quoi ? »
Et soudain il se met à me crier dessus, furieux, en s’approchant de moi à grands pas.
« T’es vraiment un gamin, tu le sais, ça ? » Il se penche sur moi. Je me ratatine sur la banquette. « Dans ton petit univers bien rangé, avec tes petits carnets, les bons et les méchants. C’est fini, tout ça, mon pote. Terminé.
— Du calme, fait Culverson en se levant à demi, allez, du calme, quoi. »
Mais McGully me brandit son index sous le nez.
« Attends un peu qu’il n’y ait plus d’eau. Attends, tu verras. » Il grogne maintenant, montre les dents. « Tu penses que ce flic est un méchant, ton disparu ? Et moi, tu crois que je fais partie des méchants aussi ?
— Je n’ai pas dit ça… »
Il ne m’écoute pas. Ce n’est même pas à moi qu’il s’adresse, pas vraiment.
« Attends un peu qu’il n’y ait plus d’eau au robinet. Là, tu vas en voir, des méchants. OK ? »
Il est écarlate, le souffle court. Je commence par me taire, mais visiblement il attend une réponse.
« OK.
— OK, le petit malin ?
— OK. »
Je croise son regard et il hoche la tête, s’écarte un peu de moi. Personne ne dit plus rien. Ses semelles grincent sur le lino lorsqu’il s’en retourne, et Ruth-Ann désapprouve d’un claquement de langue les marques qu’il laisse au sol. Puis la porte carillonne, et le voilà parti. En fuite. Nous nous regardons pendant une demi-seconde, Culverson et moi, après quoi je me lève, laissant ma bouillie d’avoine intacte sur la table.
« Alors, fait Culverson à mi-voix. La fac du New Hampshire, donc ?
— Ouais. Juste une journée, je pense. Le temps de faire l’aller-retour. »
Il hoche la tête.
« Je vois.
— Le seul souci, ce sont les gamins. »
Je lui parle alors de Micah et d’Alyssa, de l’histoire du sabre, et il me répond « d’accord, pas de problème », me dit qu’il va tâcher de s’en occuper. Nous discutons à voix basse, prudemment, sans trop bouger, car l’énergie rageuse de McGully vibre encore dans la pièce.
J’arrache la page idoine de mon cahier, et Culverson la fourre dans sa poche de poitrine.
« Vas-y, Henry. Va résoudre ton affaire, me dit-il. Et fais ça bien. »
* * *
Je reste assis sur mon banc d’arrêt de bus, en face de la friperie Next Time Around , pendant trente secondes, une minute peut-être, afin de rassembler mon courage. Puis je me lève, traverse la rue d’un pas décidé, et frappe à la porte.
Personne ne vient m’ouvrir. Je reste planté là comme un idiot. Quelque part, plus loin dans Wilson Avenue, résonne un bruit à la fois sonore et assourdi, comme si quelqu’un entrechoquait deux couvercles de poubelle en métal. Je frappe de nouveau, plus fort cette fois, assez fort pour secouer la vitre de la porte. Je sais qu’ils sont là. Je suis en train de me pencher pour tâcher de regarder à travers le voilage lorsqu’on ouvre brutalement : c’est le gros jeune homme aux cheveux gras, coiffé d’un bonnet de laine malgré la chaleur.
« Ouais, grogne-t-il. Quoi ?
— Je m’appelle Henry Palace… »
Et sans me laisser terminer ma phrase, Nico déboule et bouscule le corps voûté du type pour me sauter au cou et me serrer comme une folle.
« Henry ! Mais qu’est-ce que tu fais là ? »
Heureuse, souriante, elle recule d’un pas pour mieux me voir puis me serre de nouveau dans ses bras. Moi aussi, je la regarde, je l’observe un bon coup, ma frangine : elle porte un maillot de corps d’homme et un pantalon de treillis camouflage, et une clope American Spirit lui pend du bec tel un bâton de sucette. Ses cheveux ont été coupés court, un peu n’importe comment, et teints en noir ; le changement est spectaculaire et tout à fait catastrophique. Mais ses yeux, eux, n’ont pas changé : ils sont toujours brillants, malicieux et pleins d’intelligence.
« Je le savais ! me dit-elle en levant la tête vers moi, toujours un grand sourire aux lèvres. Je le savais, qu’on se reverrait ! »
Je ne réponds pas, je souris, et je jette un regard derrière elle, vers la pièce encombrée, les portants à roulettes et les caisses remplies de vêtements, les mannequins disposés dans toutes sortes de poses obscènes. Il y a là un homme endormi par terre, torse nu, entortillé dans ses draps, ainsi qu’une femme assise en tailleur qui se tire les cartes. Un ersatz de table – une planche de contreplaqué posée sur deux tréteaux, jonchée de papier à dessin et de vieux journaux. Il règne dans la boutique une odeur de moisi, de cigarettes et de sueur. Le petit gros à bonnet de laine se penche par-dessus le corps du dormeur pour attraper un bec Bunsen et allume sa cigarette à la flamme bleue.
« Alors, quoi de neuf ? me demande Nico. Qu’est-ce que tu veux ? »
Ce que je veux, subitement et farouchement, c’est sortir ma sœur de ce squat immonde, l’en extraire comme ces détectives privés qui sauvent des jeunes d’une secte et les ramènent à leurs parents. Ce que je veux, c’est lui dire qu’il faut qu’elle se tire de ce… cette… ce dortoir, cette auberge espagnole, ce magasin sordide où elle a décidé de passer les derniers jours de l’histoire de l’humanité, au lit avec ce ramassis de théoriciens du complot infestés de vermine. Ce que je veux, c’est qu’elle renonce aux fantasmagories qui gouvernent ses actes en ce moment, et qu’elle vienne vivre là où je peux la voir. J’ai envie de lui hurler que, nom de Dieu, elle est tout ce qui me reste, elle est la seule personne en vie qui soit encore un peu à moi, et que ses décisions malavisées me désolent autant qu’elles me mettent en rage.
« Hen ? » fait Nico en tirant sur sa cigarette avant de souffler sa fumée par le nez.
Je ne dis rien de tout cela. Non, je lui souris.
« Nico. J’ai besoin de ton aide. »
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