« Tu ne te rappelles pas ? Ce printemps-là, elle l’écoutait en boucle.
— Ah bon ? Parce qu’on la voyait à l’époque ?
— Tu plaisantes ? Elle était tout le temps avec nous. Elle nous préparait le dîner tous les soirs. »
Nico détourne la tête, hausse les épaules. Lorsque nous évoquons cette sinistre période de notre mémoire commune, nous l’appelons invariablement ce printemps-là , plutôt qu’employer la formulation encombrante qui serait plus adéquate : « les cinq mois qui se sont écoulés entre la mort tragique de maman et celle de papa ».
« Sérieusement, tu ne t’en souviens pas ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— À moi, rien. »
Elle donne un bon coup de pédale pour se propulser en avant, reprend la tête, et se remet à chanter. « Me and Cinderella, we put it all together… » Houdini est dans la remorque accrochée à mon vélo, couché sur nos affaires, et il halète, plein de joie, sa drôle de petite langue rose savourant la brise.
* * *
Il est minuit passé lorsque nous atteignons l’ India Garden , le restaurant immonde situé juste à la sortie du campus, qui est, allez savoir pourquoi, l’endroit que Nathanael Palace a choisi pour déjeuner lorsque j’étais élève de première et que nous sommes venus visiter les lieux. Un éclairage tamisé et bariolé à la fois, des employés indifférents ; de copieuses portions d’une nourriture à peine mangeable, à la texture étrange, et bien trop épicée. De toute manière, je n’avais aucune intention d’user mes culottes sur les bancs de l’université du New Hampshire. Pour entrer dans la police de Concord, il suffisait de valider soixante heures de cours dans l’enseignement supérieur, et c’est donc ce que j’ai fait : soixante heures et pas une de plus à l’Institut de technologie du New Hampshire, et en route pour l’académie de police. Je me disais que mon grand-père serait fier un jour, une fois que je serais en poste, mais le temps que j’obtienne mon diplôme il était déjà mort.
Nico et moi mettons nos vélos sur béquille et errons dans le restaurant abandonné, tels des visiteurs venus d’une autre planète. L’enseigne a été arrachée, les fenêtres et la porte fracassées à l’aide d’un objet contondant, mais l’intérieur est intact, préservé comme pour être exposé dans un musée. De longues rangées de poêlons sous des lampes à infrarouge depuis longtemps refroidies, des tables rectangulaires et banales. L’odeur n’a pas changé non plus : curcuma et cumin, et un faible remugle de vieille serpillière montant du sol en lino. La caisse, par miracle, contient encore de l’argent : quatre billets de 20 dollars ramollis. Je les palpe entre le pouce et l’index. Des morceaux de papier sans valeur ; de l’histoire ancienne.
Houdini s’est endormi dans la remorque, niché entre mes bouteilles d’eau, mes sandwiches au beurre de cacahuète, mes barres énergétiques et ma trousse de premiers secours, les paupières frémissantes, respirant doucement, comme un enfant. Je l’en sors et le dépose avec précaution sur un lit de sacs de riz vides. Nico et moi déroulons nos sacs de couchage et nous installons par terre.
« Au fait, elle te paie combien pour le job ? me demande ma sœur.
— Quoi ? »
Je sors le petit Ruger de ma poche de pantalon et le dépose à côté de mon tapis de sol.
« Martha Milano. Elle te donne quoi pour retrouver son bon à rien de mari ? »
Je hausse les épaules, me sens rougir.
« Bah, je ne sais pas, rien… En fait, c’est juste que… Il lui avait promis de rester jusqu’au bout avec elle. Elle est dans tous ses états.
— T’es vraiment couillon, me répond Nico, et malgré la nuit je sais qu’elle sourit, je l’entends dans sa voix.
— Je sais. Bonne nuit, Nic.
— Bonne nuit, Hen. »
* * *
Le drapeau de l’État du New Hampshire ne flotte plus au-dessus de Thompson Hall, on l’a remplacé par un autre. Celui-ci représente un astéroïde stylisé, gris acier et étincelant, traversant le ciel en laissant une longue traînée étoilée semblable à une cape de super-héros. Cet astéroïde, toutefois, fonce non pas vers la Terre mais vers un poing serré. Le drapeau est gigantesque, c’est en fait un drap de lit peint, qui claque avec entrain dans le vent d’été.
« Tu n’aurais pas dû venir en costard, me répète Nico pour la troisième fois de la matinée.
— C’est tout ce que j’ai emporté. Ça ira très bien. »
Nous sommes en train de gravir la longue colline couverte de sanguinelle et de romulée rose, dirigeant nos pas vers l’altière façade de Thompson Hall. Houdini trotte à nos côtés.
« On se rend dans une société utopique, fondée par des étudiants hyperintellectuels. On est en juillet. Tu aurais dû mettre un short.
— Ça ira très bien, je te dis. »
Nico prend un ou deux pas d’avance sur moi et lève une main pour saluer les deux jeunes femmes – jeunes filles, plutôt – qui descendent les marches du bâtiment pour venir à notre rencontre. L’une est une Afro-Américaine à la peau claire avec des tresses couchées, un pantalon corsaire vert et un tee-shirt de l’UNH. L’autre, une fille au teint pâle, menue, en robe d’été, les cheveux attachés en queue-de-cheval. À notre approche, une fois passé le mât du drapeau, elles braquent sur nous des fusils.
Je m’immobilise.
« Salut, leur lance Nico, aimable et tranquille. Pas sur un boum…
—… sur un murmure », [1] Citation du poème de T. S. Eliot The Hollow Men , « Les Hommes vides », traduction de Pierre Leyris. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
enchaîne la fille en robe d’été – et sur ces mots, les canons s’abaissent.
Ma sœur me fait un clin d’œil rusé, presque imperceptible – oui, elle connaît les rituels et les mots de passe –, et je soupire de soulagement. Cet instant de péril a complètement échappé à mon vaillant protecteur : Houdini est occupé à renifler le sol et à arracher des touffes d’herbes sauvages avec ses dents.
« Dis donc, on se connaît ! lance la fille blanche et menue à Nico, qui sourit.
— Tout à fait. Tu t’appelles Beau, c’est bien ça ?
— Ouais. Et toi, tu es Nico. La copine de Jordan. Tu étais là quand on a installé la serre.
— C’est bien ça. Et alors, elle marche, cette serre ?
— Comme ci, comme ça. La beuh pousse super bien, mais les tomates ne veulent pas prendre. »
La Noire et moi, pendant cet échange, nous regardons et nous sourions gauchement, tels des invités à un cocktail qui ne se connaissent pas. Nous ne sommes pas seuls, ai-je remarqué : perchés sur le mur de pierre qui part du côté droit du bâtiment, il y a deux garçons, tout en noir, le bas du visage caché par un foulard. Ils sont allongés au sommet du mur, détendus mais attentifs, comme des panthères.
« Tu es de surveillance, maintenant ? demande Nico à Beau.
— Eh oui. Au fait, je vous présente ma chérie, Sport.
— Salut », nous lance l’autre fille.
Nico lui adresse un sourire chaleureux.
« Et lui, c’est Hank. »
Nous échangeons des poignées de main.
« Bon, désolée, dit ensuite Beau en s’avançant.
— Pas de problème », la rassure Nico.
Et elles nous palpent de haut en bas, l’un après l’autre, une fouille rapide et sommaire. Elles ouvrent le lourd sac de sport que Nico a apporté avec elle, jettent un coup d’œil à l’intérieur, puis remontent la fermeture Éclair. Pour ma part, je suis venu les mains vides : je n’ai que deux carnets bleus dans la poche intérieure de ma veste. Nico m’a fortement incité à laisser le pistolet au restaurant.
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