Troisième partie
Rituels et mots de passe
Samedi 21 juillet
Ascension droite : 20 03 13,8
Déclinaison : – 60 44 02
Élongation : 139,9
Delta : 0,844 ua
C’est en cherchant la femme que je trouverai l’homme.
Culverson a raison. Voyons les choses avec objectivité : mon plan est pour le moins tiré par les cheveux. C’est un plan de débutant ou d’imbécile heureux : aller chercher quelqu’un pile à l’endroit de Nouvelle-Angleterre où localiser qui que ce soit est certainement le plus difficile. Une femme dont je n’ai aucune description physique, rien qu’un âge approximatif et une adresse périmée. Et pourquoi ? Parce que cette femme a peut-être, ou pas, eu une liaison il y a deux ans avec le bonhomme que je recherche en ce moment.
Et le plus beau, c’est que McGully aussi a raison – cela ne m’échappe pas. Il y a une facette de mon caractère qui a tendance à se jeter sur un problème difficile mais potentiellement soluble, plutôt qu’affronter le vaste problème insoluble qui serait la seule chose que je verrais, si je levais le nez – au sens propre comme au figuré – de mes carnets bleus. Je pourrais être en train de faire un million de choses, plutôt que des heures sup’ pour résoudre tout seul un abandon de domicile et tâcher de consoler le cœur brisé de Martha Milano. Et pourtant, c’est ce que je fais. C’est ce qui a un sens pour moi, et ce depuis longtemps. Une grande partie des dangers et du déclin que connaît le monde actuel n’étaient pas inéluctables, mais découlent du fait que tout le monde, dans sa terreur, fuit toutes ces choses qui ont un sens depuis toujours.
Voilà en tout cas le genre de pensées que j’ai en tête, et c’est ce que je me dis en ce moment même, alors que je prends la route pour Durham, préférant pédaler de nuit, en direction du sud-est sur la route 202 avec ma foldingue de sœur comme acolyte, propulsé par un mélange d’instinct et de pifomètre. Durham n’est qu’à un peu plus de soixante bornes de Concord : un trajet facile à couvrir à vélo lorsqu’il n’y a aucune circulation et que l’on roule par un temps d’été très doux, parmi les trilles des oiseaux nocturnes. Parfois Nico roule devant, parfois je la double, et nous nous crions des blagues, des petites observations, nous nous enquérons l’un de l’autre :
« Ça va, toi ?
— Ouais, frangin. Et toi ?
— Oui oui. »
À un moment, les phares d’un bus apparaissent dans la nuit, évoquant un poisson-lanterne. Ils se rapprochent, passent à toute vitesse. Un bus de charité, roulant à je ne sais quel carburant trafiqué, bourré de passagers chantant et tapant dans leurs mains, le toit couvert de bagages sanglés en équilibre précaire : les voilà partis faire une BA quelque part au nom de Jésus. Nous regardons les feux arrière disparaître au loin vers l’ouest, et le spectacle autrefois familier de phares d’autobus sur une autoroute de nuit nous paraît aussi irréel que si un char d’assaut venait de passer.
Il y a bien longtemps que je n’ai pas mis les pieds à l’UNH, l’université du New Hampshire. J’y suis allé avant, au bon vieux temps, mais pas depuis Maïa, et pas non plus depuis la « révolution » pacifique de janvier, durant laquelle un groupe d’étudiants a viré l’équipe enseignante et le personnel, a pris le pouvoir sur le campus et l’a rebaptisé « République libre du New Hampshire ». Le projet, en principe, était de monter rapidement une société utopique où les participants volontaires pourraient passer la fin de leurs jours dans une harmonie communautaire avec leurs frères et sœurs, chacun mettant la main à la pâte, chacun respectant la liberté des autres de terminer leur vie comme bon leur semblait.
Nico, comme je m’en doutais, a déjà fait de nombreux séjours en République libre. Il s’avère même que son petit QG de Concord est une sorte de bureau satellite de la République libre. Et le plus important est ceci : elle prétend savoir exactement comment me faire entrer.
« Oh oui, m’a-t-elle dit avec un grand sourire, ravie d’être en possession de quelque chose dont j’avais besoin, quand je lui ai expliqué mon dilemme. Je connais l’endroit. Très bien, même. Je connais tous les rituels et les mots de passe. »
Et quand je lui ai révélé qui était le client, quand je lui ai dit que l’homme que je cherchais était l’époux de Martha Milano, cela a encore arrangé les choses : Nico s’est fait une joie de préparer ses affaires pour m’aider à m’orienter.
Il n’y avait qu’une condition – et c’est ce qu’elle m’a répondu, évidemment, elle a plissé les yeux façon gros dur de film de gangster pour me dire : « À une condition… » Après le voyage, une fois que j’aurais obtenu ce que je voulais, je devais lui promettre de l’écouter, pour qu’elle m’explique ce que ses copains et elle-même mijotaient.
« Pas de problème, tu penses ! », lui ai-je répondu.
Nous étions dans la friperie, vautrés dans deux fauteuils poire d’une saleté repoussante, parlant à voix basse.
« Je suis sérieuse, Hen.
— Eh bien quoi ?
— Je te connais : tu dis que tu vas écouter, mais quand on te parle tu es ailleurs dans ta tête, en train d’avoir une sorte de dialogue de flic compliqué avec toi-même à propos d’autre chose.
— C’est faux.
— Promets-moi juste que quand je t’expliquerai tout, tu m’écouteras avec un esprit ouvert.
— C’est promis, Nic. »
Voilà ce que je lui ai dit, tout en m’extrayant avec difficulté du fauteuil poire. Je l’ai même regardée dans les yeux pour bien lui montrer que je l’écoutais, elle, et non des voix dans ma tête.
Et maintenant, nous voilà en train de pédaler sur la 202, à travers les comtés boisés, au-delà de Northwood Center et de Northwood Ridge, bavardant parfois, chantant, ou filant simplement en silence, l’oreille écoutant au loin les bruits sourds de l’abattage des arbres que l’on coupe pour fournir du bois de chauffage. Cela a été plus dur pour Nico que pour moi, tout ce qui s’est passé, la série d’événements catastrophiques qui ont marqué notre enfance. J’avais douze ans et elle six quand notre mère a été assassinée sur le parking d’un Market Basket, que notre père s’est pendu avec un cordon de rideau, et qu’on nous a envoyés vivre chez notre grand-père sévère et indifférent.
J’aurais bien du mal à démêler ces trois traumatismes successifs et liés, à les séparer pour déterminer lequel m’a le plus affecté. Je peux cependant affirmer sans me tromper que, pour douloureux que tout cela ait été pour moi, cela a balayé ma sœur comme un tsunami – cela lui a enfoncé la tête sous l’eau sans qu’elle puisse jamais reprendre son souffle. À six ans, elle était un petit diamant scintillant : agile d’esprit, impatiente, curieuse, vive, adaptable. Puis est arrivée cette immense vague de chagrin, qui l’a renversée, entraînée, emplie de douleur comme l’eau envahit les poumons d’un homme qui se noie.
Quelque part à l’est d’Epsom, Nico commence à chanter, un air que je reconnais immédiatement comme étant de Dylan, sauf que je n’arrive pas à retrouver quelle chanson ; et c’est étrange, quand on y pense, qu’elle puisse en connaître une mieux que moi. Mais ensuite, elle arrive au refrain et je me rends compte que c’est « One Headlight », un morceau du fils de Dylan.
« J’adore cette chanson, dis-je. C’est à cause de Martha que tu la chantes ?
— Hein ? Pourquoi ? »
Je me rapproche pour pédaler à ses côtés.
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