Gwenafra était un peu plus grande. Tous les enfants grandissaient normalement. D’ici à une douzaine d’années, il n’y en aurait plus un seul dans toute la vallée, si les conditions correspondaient partout à ce que les navigateurs avaient déjà constaté.
En pensant à cela, Burton avait dit un jour à Alice :
— Ton ami, le révérend Dodgson, celui qui n’aimait que les petites filles… il va finir par se sentir frustré, tu ne crois pas ? Frigate avait répondu pour elle :
— Dodgson n’était pas un pervers. Mais songe un peu à ceux dont la sexualité ne peut s’exercer que sur des enfants ! Comment feront-ils quand ils n’en trouveront plus ? Et ceux qui prenaient leur pied en maltraitant ou torturant des animaux ? Tu sais, j’ai regretté l’absence d’animaux, au début. J’ai toujours adoré les chiens et les chats, les ours, les éléphants, presque toutes les bêtes. Mais pas les singes. Ils ressemblent trop aux humains. Eh bien, finalement, je suis bien content qu’il n’y en ait pas ici. Personne ne peut plus leur faire de mal. Toutes ces pauvres bêtes qui souffraient, ou qui mouraient de faim ou de soif à cause de la méchanceté ou de l’indifférence des gens… c’est fini, tout ça, maintenant.
Il tapota les cheveux blonds de Gwenafra, qui avaient maintenant près de quinze centimètres de long.
— Les enfants aussi étaient parfois traités comme des animaux, reprit-il.
— Quel est l’intérêt d’un monde sans enfants ? demanda Alice. Sans animaux aussi, d’ailleurs. Si on ne peut plus les maltraiter, on ne peut pas les aimer et les cajoler non plus.
— Une chose compense l’autre dans ce monde, déclara Burton. On ne peut pas avoir d’amour sans haine, de gentillesse sans méchanceté, de paix sans guerre. De toute manière, nous n’avons pas le choix. Les maîtres invisibles qui régentent ce monde ont décrété que nous n’aurions pas d’animaux et que nos femmes n’enfanteraient plus. Il en sera fait selon leur volonté.
La matinée du quatre cent seizième jour de leur voyage fut semblable aux autres. Le soleil s’était levé au-dessus de la chaîne montagneuse qui se trouvait à leur gauche. Le vent soufflait du sud à une vitesse de vingt-cinq kilomètres à l’heure, comme toujours. L’atmosphère se réchauffait rapidement et atteindrait la température maximale de vingt-neuf degrés aux environs de 14 heures. Le Hadji progressait par longues bordées. Burton, debout sur la « passerelle », tenait à deux mains la longue rame qui se trouvait à sa droite et qui servait de gouvernail. Ses épaules musclées, son dos tanné, presque noir, étaient exposés aux rayons ardents du soleil. Il portait un kilt à carreaux rouges et noirs qui lui arrivait presque aux genoux, et un collier fabriqué avec les vertèbres convolutées, noires et brillantes, du poisson-licorne. Ce poisson, d’une longueur de près de deux mètres, se distinguait par l’appendice osseux d’une quinzaine de centimètres qui faisait ressembler son front à celui de l’animal fabuleux de la Terre. Il vivait à une trentaine de mètres de la surface et il n’était pas commode de le remonter avec une ligne. Mais ses vertèbres permettaient de faire de magnifiques colliers et sa peau, correctement tannée, des sandales, des ceintures, des boucliers, des cuirasses et des cordages souples et résistants. Sa chair était délicieuse. Mais le plus précieux et le plus recherché était la corne. Elle pouvait servir de pointe à une lance ou bien, attachée à un manche en bois, constituer une dague efficace.
Posé sur un socle à côté de Burton, protégé par un étui cousu dans une vessie de poisson transparente, il y avait un arc. Cette arme gigantesque avait été faite avec les défenses recourbées qui sortaient de part et d’autre de la gueule du « dragon du Fleuve ». Une fois coupées et assemblées par leurs extrémités les plus épaisses, ces défenses formaient un arc à double cambrure qui, équipé d’un boyau issu du même dragon, représentait une arme redoutable aux mains d’un homme assez fort pour la tendre. Burton était tombé dessus par hasard, quarante jours auparavant. Il avait offert à son propriétaire, en échange de l’arc, quarante cigarettes, dix cigares et un litre de whisky. L’offre avait été refusée. Burton et Kazz étaient revenus dans la nuit et avaient volé l’arc. Ou plutôt, ils avaient fait un marché, puisque Burton, poussé par un curieux scrupule, s’était senti obligé de laisser son arc en bois d’if en échange de l’autre.
Depuis, il s’était convaincu de la légitimité de son acte. Le précédent propriétaire de l’arc s’était vanté d’avoir tué un homme pour s’en emparer. En le lui prenant à son tour, Burton n’avait fait que voler un voleur et un assassin, ce qui établissait une sorte de justice. Cependant, il n’y pensait jamais sans que sa conscience lui fasse éprouver un certain malaise. Heureusement pour lui, il ne lui arrivait pas souvent d’y penser.
Ils louvoyaient maintenant dans un étroit canal. Sur une dizaine de kilomètres derrière eux, le Fleuve formait un lac de quatre à cinq kilomètres de large qui se rétrécissait ensuite en un goulet d’une centaine de mètres. Au delà, la vue était entièrement bouchée par les falaises d’un cañon .
Le courant était devenu très fort, mais il n’y avait pas de raison de s’alarmer pour autant. Ce n’était pas la première fois que le Hadji franchissait un passage de ce genre. Pourtant, chaque fois que cela s’était produit, Burton n’avait pas pu s’empêcher de se dire que le bateau, en quelque sorte, renaissait. Il sortait d’un lac comme d’un utérus, par une étroite ouverture qui donnait accès à un nouvel environnement. Tout se passait dans le jaillissement des eaux. Et une fois de l’autre côté, ils s’attendaient toujours, malgré eux, à une révélation ou à quelque fabuleuse aventure.
Le catamaran passa à moins d’une vingtaine de mètres d’une pierre à graal. La plaine, à cet endroit, n’avait pas plus de huit cents mètres de large. La foule amassée sur la rive pour voir passer le Hadji leur faisait de grands signes de bras ou agitait le poing d’une manière menaçante. Certains criaient des obscénités dans un langage que Burton ne connaissait pas, mais qu’il n’avait aucun mal à traduire en raison des gestes qui accompagnaient les paroles. Dans l’ensemble, pourtant, ils ne paraissaient pas plus hostiles que d’autres. C’était simplement la manière locale d’accueillir les étrangers.
La plupart des gens de l’endroit étaient petits et maigres. Ils avaient les cheveux bruns et le teint foncé. Leur langage, d’après Ruach, devait être d’origine proto-chamito-sémitique. Ils avaient vécu, sur la Terre, quelque part en Afrique du Nord ou en Mésopotamie, à une époque où ces régions étaient beaucoup plus fertiles. Ils portaient les kilts, mais les femmes se servaient des « soutiens-gorge » comme foulards et allaient les seins nus. Ces peuplades occupaient la rive droite sur une soixantaine de graals, c’est-à-dire environ cent kilomètres. Ceux qui étaient avant eux avaient un territoire d’une longueur de quatre-vingts graals. Il s’agissait de Cinghalais du dixième siècle après J.— C., mêlés à une minorité maya de l’époque précolombienne.
« Le creuset du Temps », disait Frigate chaque fois qu’ils avaient sous les yeux un nouvel exemple de l’étrange répartition de l’humanité. « Le plus grand laboratoire d’anthropologie sociale jamais réalisé. »
Il n’exagérait pas tellement. Tout se passait comme si les diverses civilisations et ethnies avaient été brassées pour qu’elles puissent apprendre au contact les unes des autres. Dans certains cas, les groupes en présence avaient réussi à créer des mécanismes-tampons qui leur permettaient de coexister dans une entente relative. Mais dans d’autres, cela avait signifié le massacre de la minorité par la majorité, ou bien l’inverse, ou l’extermination réciproque, ou encore l’esclavage pour les vaincus.
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