— Je n’avais jamais entendu parler de toi, tu comprends ? Mais je l’ai lu dès que je suis rentré chez moi, et j’ai été enthousiasmé. Il y avait quelque chose qui me troublait chez toi, à part ton côté évident d’aventurier casse-cou et de lettré audacieux. J’admirais le bretteur hors pair, le polyglotte accompli, l’explorateur capable de se déguiser, selon les besoins de la cause, en érudit local, ou en marchand, ou en pèlerin allant à La Mecque. Tu étais le premier Européen qui était ressorti vivant de la ville sainte de Harar. Tu avais découvert le lac Tanganyika et failli découvrir les sources du Nil. Tu avais droit aux titres de cofondateur de la Royal Anthropological Society , d’inventeur de l’expression « perception extra-sensorielle », de traducteur des Mille et Une Nuits , de spécialiste de l’érotologie orientale, et j’en passe…
Mais à côté de tout cela, il y avait cette étrange affinité qui nous liait. J’ai commencé par aller à la bibliothèque — Peoria était une petite ville, mais elle possédait plusieurs volumes écrits par toi, ou sur toi, qui faisaient partie de la donation d’un de tes admirateurs décédés – pour y dévorer tout ce que je trouvais. En même temps, je m’étais mis à collectionner les éditions originales de tes œuvres, ou de celles qui te concernaient. Plus tard, j’ai choisi la carrière de romancier, mais j’avais l’intention d’écrire ta biographie complète et définitive, de voyager partout où tu étais allé, de réunir des notes et des photographies sur tous ces endroits et de fonder une « société des amis de sir Richard Francis Burton », qui se serait chargée, entre autres, de collecter des fonds pour la préservation de ta tombe…
C’était la première fois que quelqu’un lui parlait de sa tombe ! Burton, interloqué, bredouilla :
— Ma tombe ? Où était… Ah, oui ! C’est vrai… J’oubliais ! Mortlake, j’imagine. Et est-ce qu’elle avait la forme d’une tente arabe, comme il était convenu entre Isabel et moi ?
— Bien sûr. Mais le cimetière avait été encerclé par un quartier de taudis, des vandales avaient profané la tombe et tu avais de l’herbe jusqu’au coccyx. Il était question de transférer les dépouilles dans une région plus tranquille, mais je me demande si une telle chose existait dans l’Angleterre de cette époque.
— Est-ce que tu as pu fonder cette société pour la conservation de ma tombe ?
Il s’était maintenant habitué à l’idée qu’il était mort ; mais parler ainsi à quelqu’un qui avait réellement vu sa tombe lui faisait froid dans le dos. Il vit que Frigate hésitait avant de répondre :
— C’est-à-dire que… En fait, non. A l’époque où je possédais les moyens de faire ce que j’avais rêvé, je me serais senti trop coupable de consacrer tout ce temps et tout cet argent à un mort. Le monde était plongé dans la confusion. Il y avait trop à faire pour s’occuper des vivants. La pollution, la misère, l’injustice, c’était cela qui comptait le plus.
— Et cette fameuse biographie complète et définitive ?
De nouveau, Frigate hésita et répondit comme pour s’excuser :
— Quand j’ai appris ton existence pour la première fois, je me figurais être le seul à m’intéresser à toi, ou même à savoir que tu avais existé. Mais dans le courant des années 60, il y a eu une véritable prolifération d’études consacrées à toi. Il y a même eu un livre sur ta femme.
— Isabel ? Quelqu’un a écrit un livre sur elle ? Pourquoi ?
Frigate avait souri d’un air gêné.
— C’était quelqu’un de très intéressant. Un caractère exaspérant, je l’admets, ridiculement superstitieuse, schizophrène et outrancière. Très peu lui ont pardonné d’avoir brûlé tes manuscrits et tes carnets…
— Hein ? rugit Burton. Brûlé mes…
C’était l’une des rares fois de sa vie où il était resté bouche bée. Frigate avait hoché la tête et poursuivi :
— Ton médecin, Grenfell Baker, a très bien décrit cela comme « l’impitoyable holocauste qui a suivi sa regrettable disparition ». Elle a brûlé ta traduction du Jardin Parfumé en arguant que tu ne l’aurais publiée que si tu avais eu besoin d’argent, et que tu n’en aurais jamais plus besoin maintenant, évidemment, puisque tu étais mort.
Frigate avait regardé Burton du coin de l’œil, en souriant d’une étrange façon, comme s’il s’amusait de sa détresse.
— Jeter au feu le Jardin Parfumé , continua l’Américain, c’était déjà très grave, mais ce n’était pas le plus grave. Ce que, personnellement, je ne lui ai jamais pardonné, c’est d’avoir brûlé tes deux séries de carnets, pas seulement ceux qui étaient privés et qui étaient censés contenir tes pensées les plus profondes et tes haines les plus intimes, mais également tes carnets de voyage officiels, où tu consignais les événements, jour par jour. C’était une perte irréparable. Un seul de ces carnets, tout petit, avait échappé au massacre, mais celui-là aussi a été détruit lors des bombardements de Londres pendant la Seconde Guerre mondiale.
Frigate s’interrompit, puis posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— Est-il exact que tu te sois converti à la foi catholique sur ton lit de mort, comme elle l’a prétendu ?
— C’est possible, déclara Burton. Cela faisait des années qu’elle essayait de me convaincre, sans jamais oser me le demander directement. Quand j’ai vu que la fin était proche, je lui ai peut-être dit oui, pour la tranquilliser. Elle était si désemparée, si épouvantée à l’idée que mon âme allait brûler éternellement en enfer.
— Tu l’aimais, alors ?
— J’aurais fait la même chose pour un chien.
— J’avoue que pour quelqu’un d’aussi franc et direct que tu sais l’être habituellement, tes réponses ont parfois quelque chose d’étonnamment ambigu.
Cette conversation avait eu lieu environ deux mois après le Jour de la Résurrection. L’effet produit sur Burton devait être analogue à celui qu’aurait ressenti le Dr Johnson en rencontrant un second Boswell après sa mort.
Cela avait marqué le début du second stade de leurs relations. Frigate était devenu à la fois plus proche et plus irritant. L’Américain avait jusque-là toujours observé une certaine retenue dans ses propos sur Burton, probablement de peur de le mettre en colère. En toutes circonstances, Frigate s’efforçait de ne heurter personne, tout au moins de manière consciente, car inconsciemment, il semblait au contraire enclin à se montrer hostile envers les autres. Cet antagonisme latent se manifestait la plupart du temps, mais pas toujours, de manière très subtile. Burton n’appréciait guère cela. Il était, quant à lui, d’un tempérament très direct et ne craignait pas de se mettre en colère. Peut-être, comme le lui avait fait un jour remarquer Frigate, recherchait-il même trop les confrontations ouvertes.
Un soir, alors qu’ils étaient tous assis autour d’un feu à proximité d’une pierre à graal, Frigate avait parlé de Karachi. Burton avait appris, à cette occasion, la création, en 1947, d’une nouvelle nation, le Pakistan, dont Karachi était devenue la capitale. Du temps de Burton, ce n’était qu’un modeste village de deux mille habitants. En 1970, disait Frigate, la population avait été multipliée par mille. Cela avait amené l’Américain à interroger Burton, d’une manière un peu détournée, sur ce rapport qu’il avait remis un jour à son général, sir Robert Napier, sur les maisons de prostitution mâle de Karachi. Le rapport aurait dû normalement rester dans les archives secrètes de l’Armée des Indes orientales, mais il était tombé aux mains d’un des nombreux ennemis de Burton. Bien qu’il n’eût jamais été mentionné publiquement, il avait été utilisé à plusieurs reprises, au cours de la vie de Burton, pour le discréditer. Pour pénétrer dans l’une de ces maisons, Burton avait dû se déguiser en indigène. Il avait rapporté des observations qu’aucun Européen n’aurait jamais pu espérer effectuer lui-même. Il avait été fier de l’efficacité de son déguisement, et accepté cette mission rébarbative tout simplement parce qu’il était le seul à pouvoir l’accomplir et que Napier, son supérieur bien-aimé, le lui avait demandé.
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