Pendant quelques semaines après la Résurrection, l’anarchie avait régné à peu près partout. Puis les gens s’étaient groupés pour former de petites unités locales d’autodéfense. Par la suite, les meneurs d’hommes et les assoiffés de pouvoir étaient montés en première ligne, et les brebis s’étaient alignées derrière les chefs qu’elles s’étaient choisis – ou qui s’étaient choisis eux-mêmes, dans de nombreux cas.
L’un des systèmes politiques résultant de cet état de choses était l’« esclavage des graals ». Un groupe dominant dans une région donnée emprisonnait les autres. Ils leur donnaient juste assez à manger pour qu’ils ne meurent pas de faim, car le graal d’un esclave mort ne produisait plus rien, et ils leur prenaient tout le reste.
Plus d’une fois, au moment d’accoster près d’une pierre à graal, le Hadji avait failli tomber aux mains d’un groupe d’esclavagistes. Mais Burton et les autres étaient perpétuellement sur le qui-vive quand il fallait s’approcher des côtes. Souvent, les gens les prévenaient des dangers qui les attendaient plus loin. A plusieurs reprises, des embarcations les avaient poursuivis. Quatre ou cinq fois, ils avaient dû virer de bord et fuir leurs ennemis en redescendant le Fleuve jusqu’à ce qu’ils repassent la frontière de l’Etat voisin, où la poursuite cessait généralement. Il fallait alors refaire la nuit, tous feux éteints, le chemin déjà accompli, pour franchir l’endroit dangereux.
Souvent, le Hadji ne pouvait pas accoster à l’heure des repas en raison de l’hostilité des riverains. Il fallait alors se contenter de demi-rations ou manger du poisson lorsqu’on pouvait en pêcher.
Les peuplades chamito-sémitiques de la région s’étaient finalement montrées amicales quand l’équipage du Hadji avait manifesté ses bonnes intentions. Un Moscovite du dix-huitième siècle les avait renseignés sur les esclavagistes qui habitaient de l’autre côté du goulet. Quelques navigateurs locaux s’étaient risqués à traverser le passage dangereux, mais pratiquement aucun n’en était revenu. Les rares rescapés avaient d’effroyables histoires à raconter sur ce qu’ils avaient vu.
Le Hadji fut chargé de pousses de bambou, de poisson séché et de diverses provisions qui devaient leur permettre de ne pas s’arrêter en route pendant une quinzaine de jours ou plus.
Ils étaient à présent en vue de l’entrée du goulet. L’attention de Burton était partagée entre sa navigation et l’équipage. Tout le monde était étendu sur le pont, pour prendre le soleil, ou bien adossé au surbau de ce qu’ils appelaient le « gaillard d’avant ».
John de Greystock était occupé à fixer des morceaux de cartilage mince, provenant d’un poisson-licorne, au talon d’une flèche. Dans un monde sans oiseaux et par conséquent sans plumes, le cartilage remplissait assez bien son rôle d’empennage. Greystock, ou Lord Greystoke, comme l’appelait Frigate (il n’avait jamais voulu dire pourquoi, mais cela semblait l’amuser énormément), était une recrue de choix quand il fallait se battre ou qu’il y avait un travail pénible à faire. C’était aussi un parleur infatigable et fort intéressant, au langage pittoresque et incroyablement obscène. Il avait d’innombrables anecdotes à raconter sur les guerres de Gascogne, sur ses conquêtes féminines, sur Edouard Longues-Jambes, et pouvait fournir, naturellement, de précieux renseignements sur son époque en général. Mais il avait aussi la tête dure et l’esprit très étroit dans beaucoup de domaines – tout au moins du point de vue de ceux qui venaient d’une époque postérieure. Il n’était pas non plus très propre. Il affirmait qu’il avait mené sur la Terre une vie très pieuse, et il disait sans doute la vérité, sinon il n’aurait pas eu l’honneur de faire partie de la suite du patriarche de Jérusalem. Mais maintenant que sa foi avait été ébranlée, il déclarait haïr les prêtres. Chaque fois qu’il en rencontrait un, il l’accablait de ses sarcasmes, dans l’espoir que celui qu’il provoquait ainsi finirait par le défier. C’est ce qui s’était produit plus d’une fois, et s’il n’y avait pas encore eu de mort, c’était par miracle. Burton lui avait reproché doucement sa conduite (on n’élève pas la voix en présence d’un Greystock, sauf si on est prêt à se battre avec lui jusqu’à la mort), en lui faisant valoir qu’ils étaient de simples hôtes en pays étranger et que, écrasés par le nombre, ils devaient respecter les lois de l’hospitalité. Greystock était parfaitement d’accord avec lui, mais il ne pouvait s’empêcher de provoquer tous les hommes d’Eglise qu’il rencontrait. Heureusement, ils ne passaient pas souvent dans des endroits où l’on pouvait trouver des prêtres chrétiens. En outre, parmi ceux-ci, il y en avait très peu qui auraient avoué ce qu’ils avaient été.
A côté de Greystock, en train de lui parler avec animation, se trouvait sa femme du moment, née Mary Rutherford en 1637, morte Lady Warwickshire en 1674. Elle était anglaise comme lui, mais d’une époque de trois cents ans postérieure à la sienne, de sorte qu’ils différaient souvent dans leurs actes et leurs opinions. Burton ne leur donnait plus encore très longtemps à rester ensemble.
Kazz était affalé sur le pont, la tête sur les cuisses de Fatima, une Turque dont le Néandertalien avait fait la connaissance à l’occasion d’une escale, quarante jours auparavant. Fatima paraissait, comme disait Frigate, atteinte de « pilomanie ». C’est ainsi que l’Américain expliquait l’attraction exercée par Kazz sur cette boulangère d’Ankara du dix-septième siècle. Elle le trouvait excitant à tous points de vue, mais c’était surtout son système pileux qui la mettait en pâmoison. Tout le monde, et Kazz le premier, s’en réjouissait. Il n’avait pas vu une seule femelle de son espèce depuis le début de leur long voyage, bien que l’existence de hordes néandertaliennes leur eût été signalée une fois ou deux. La plupart des femmes, au contraire de Fatima, éprouvaient de la répulsion pour lui à cause de son aspect bestial et velu. Jusqu’à sa rencontre avec la boulangère d’Ankara, il n’avait jamais eu de compagne attitrée.
Lev Ruach, adossé au panneau du gaillard d’avant, était en train de fabriquer une fronde avec la peau d’un poisson-licorne. Un sachet de cuir posé à côté de lui contenait une trentaine de pierres qu’il avait ramassées au cours de leurs différentes escales. A ses côtés, exhibant sans cesse ses longues dents blanches dans un discours volubile, se trouvait Esther Rodriguez. Elle avait remplacé Tanya, qui portait déjà la culotte dans leur ménage avant le départ du Hadji . Tanya avait beaucoup de charme, mais son gros défaut était de vouloir toujours « remodeler » les hommes qui l’entouraient. Lev s’était aperçu qu’elle avait ainsi « remodelé » son père, son oncle, deux de ses frères et aussi deux maris. Elle avait essayé de faire la même chose à Lev, en général de la manière la plus bruyante possible, afin que tous les mâles du voisinage puissent profiter de ses conseils. Un jour, alors que le Hadji était en train d’appareiller, Lev avait sauté d’un bond à bord, puis s’était retourné en lui criant : « Adieu, Tanya. Je ne peux plus supporter ta morale de harengère du Bronx. Trouve-toi quelqu’un d’autre, qui soit parfait, si possible. »
Tanya était devenue blême et figée, puis elle s’était mise à hurler des insultes. Elle criait toujours, à en juger d’après ses gesticulations et les mouvements de ses lèvres, longtemps après que le Hadji les eut mis hors de portée d’oreille. Tout le monde riait et congratulait Ruach, mais celui-ci souriait tristement. Quinze jours plus tard, dans une région à prédominance libyenne, il devait faire la connaissance d’Esther, une juive sépharade du quinzième siècle.
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