Les deux hommes avaient été amenés à parler d’« impératif territorial » en raison des obstacles qu’ils s’attendaient à rencontrer quand ils entreprendraient la construction du bateau. Les gens de la région s’étaient en effet plus ou moins installés partout. Ils avaient délimité leurs propriétés et construit des habitations de toutes sortes, allant de la simple cabane aux demeures les plus somptueuses, en pierre ou en bambou, qui comprenaient parfois un étage et quatre ou cinq pièces. La plupart se dressaient à proximité des pierres à graal, le long du Fleuve ou au pied de la montagne. D’après le recensement que Burton avait effectué deux jours avant, il devait y avoir une densité moyenne de cent personnes au kilomètre carré. Pour chaque kilomètre carré de plaine de part et d’autre du Fleuve, il y avait environ deux kilomètres carrés et demi de collines. Mais Burton estimait que moins d’un tiers de la superficie des collines était habitable. Par contre, la topographie était telle qu’un petit groupe pouvait s’y sentir plus en sécurité qu’au milieu de la plaine. En fait, dans les trois zones qu’il avait recensées, Burton avait trouvé la même répartition de peuplement, déterminée avant tout par la proximité des pierres à graal. Un tiers avait choisi celles du bord du Fleuve et un autre tiers celles des collines. Le reste était disséminé un peu partout.
Malgré la densité de population, la plaine était presque déserte dans la journée. Ses habitants étaient dans les bois ou au bord du Fleuve, occupés à pêcher. Quelques-uns avaient eu l’idée de fabriquer une pirogue en évidant un tronc d’arbre, ou de construire un radeau de bambou. Ils voulaient sans doute pêcher au milieu du Fleuve, ou bien partir en exploration, comme Burton.
Les bouquets de bambous avaient vite été épuisés, mais tout indiquait qu’ils repousseraient très vite. Burton estimait qu’il ne fallait pas plus d’une dizaine de jours à une pousse pour atteindre quinze mètres de haut.
Le groupe avait travaillé dur et accumulé assez de bois et de bambou pour la construction du bateau. Cependant, pour tenir les voleurs à distance, ils avaient dû couper d’autres arbres afin de pouvoir dresser une solide palissade autour du campement. Ils l’avaient achevée le même jour que la maquette du catamaran. L’ennui, c’est qu’ils ne pouvaient songer à construire le bateau sur place. Il y aurait trop d’obstacles à contourner ou à franchir au moment de le mettre à l’eau.
— Mais si nous quittons ce campement pour aller établir un chantier ailleurs, nous nous heurterons à d’innombrables oppositions, avait dit Frigate. Il n’y a pas un centimètre carré de plaine qui ne soit revendiqué par quelqu’un. Déjà, pour arriver jusqu’à un endroit plat, il faut empiéter sur le territoire des gens. Jusqu’à présent, personne n’a essayé de faire respecter strictement ses droits de propriété, mais les choses peuvent changer d’un moment à l’autre. Et puis, même si tu établis le chantier en bordure de la plaine, dans l’idée de traîner par la suite le bateau jusqu’au Fleuve, il faudra organiser une surveillance de jour et de nuit si tu ne veux pas qu’il soit volé ou détruit par ces barbares.
Il songeait aux huttes saccagées en l’absence de leurs propriétaires, aux points d’eau inutilement souillés ou aux habitudes antihygiéniques d’une partie de la population locale qui refusait de se servir des latrines édifiées par quelques-uns pour le mieux-être de tous.
— Nous construirons de nouvelles maisons et un chantier aussi près de la plaine que nous pourrons nous en approcher, fit Burton. Ensuite, nous abattrons les arbres qui nous gênent et nous attaquerons quiconque nous refusera le droit de passage.
Ce fut Alice qui alla trouver un groupe de personnes qui occupaient trois huttes en bordure de la plaine. Ils n’aimaient pas cet emplacement trop exposé, et elle n’eut aucun mal à les persuader de faire l’échange. Elle n’avait parlé à personne de cette démarche. Dès que l’accord fut officiellement conclu, les trois couples emménagèrent dans le campement de Burton. C’était un mardi, le douzième jour après la Résurrection. Par convention, il était établi que le Jour de la Résurrection était un dimanche. Ruach disait qu’il aurait préféré qu’on l’appelle samedi, ou même simplement le « premier jour ». Mais la majorité étant non juive, elle en avait décidé autrement, et il ne pouvait que suivre le mouvement. Il avait planté un bambou devant sa hutte et chaque matin, en se levant, il faisait une encoche sur ce calendrier improvisé pour tenir le compte des jours.
Il fallut quatre journées de labeur pour transporter tout le bois sur le nouveau chantier. Entre-temps, les couples italiens avaient décidé qu’ils en avaient assez de « s’user les mains jusqu’à l’os » pour construire un bateau qui les conduirait dans un endroit probablement semblable à celui où ils se trouvaient déjà. Après tout, il était évident qu’ils avaient été ressuscités pour pouvoir se payer un peu de bon temps. Sinon, à quoi servaient l’alcool, les cigarettes, la marijuana, la gomme à rêver et la nudité ?
Le groupe se sépara sans rancune de part et d’autre. Il y eut même une petite fête en l’honneur de leur départ. Le lendemain, qui était le vingtième jour de l’an I après la Résurrection, deux événements se produisirent, dont le premier résolut une énigme et le second en créa une autre, quoique de mineure importance.
Le groupe avait traversé la plaine à l’aube pour se rendre à la pierre à graal. Là, ils avaient trouvé deux hommes endormis qui s’étaient réveillés aussitôt mais avaient eu un comportement étrange, comme s’ils étaient totalement désorientés. Le premier était grand, au teint brun, et parlait une langue que personne ne connaissait. L’autre était également très grand, de carrure athlétique. Il avait les yeux gris et les cheveux bruns. Ils ne le comprirent pas non plus au début, mais Burton s’aperçut, au bout d’un moment, que la langue qu’il parlait n’était autre que de l’anglais. Il s’agissait d’un dialecte du Cumberland parlé sous le règne d’Edouard I er, quelquefois appelé « Longues-Jambes ». Une fois que Frigate et Burton eurent appris à identifier les sons et à opérer certaines transpositions, ils purent avoir une conversation à peu près normale avec lui. Pour Frigate, cependant, bien qu’il eût étudié le moyen et le vieil anglais, beaucoup de tournures et usages grammaticaux demeuraient obscurs, et Burton dut faire l’interprète à plusieurs reprises.
John de Greystock était né au manoir de Greystoke, dans la région du Cumberland. Il avait accompagné le roi Edouard I eren France, lors de l’invasion de la Gascogne, où il s’était illustré, à l’en croire, par de hauts faits d’armes. Par la suite, il avait été appelé à siéger au Parlement sous le nom de baron Greystoke, et était retourné participer aux guerres de Gascogne. Il avait fait partie de la suite de l’évêque Anthony Bec, patriarche de Jérusalem. Pendant les vingt-huitième et vingt-neuvième années du règne d’Edouard, il s’était à nouveau battu contre les Ecossais. Il était mort en 1305, sans enfants, en laissant son manoir et sa baronnie à son cousin Ralph, du Yorkshire, fils de Lord Grimthorpe.
Il avait été ressuscité quelque part sur la rive du Fleuve, en compagnie de quatre-vingt-dix pour cent environ d’Anglais et d’Ecossais du quatorzième siècle, le reste consistant surtout en Sybarites de l’Antiquité. Sur la rive opposée du Fleuve, il y avait un mélange de Mongols de l’époque de Kublaï-Khân et d’une peuplade à la peau foncée que Greystock avait été incapable d’identifier. D’après sa description, il s’agissait sans doute d’Indiens d’Amérique du Nord.
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