« Et je lui ai lancé mon poing dans la figure… Il est tombé à la renverse. Le sang giclait de son nez. Les autres nous ont attaqués. J’en ai mis un hors de combat, mais j’ai reçu un coup de graal en travers de la joue qui m’a laissé groggy. Monat en a assommé un avec la hampe de sa lance, puis il a fait craquer les côtes du quatrième. Il n’est pas gros, mais rapide comme tout ; et les techniques défensives – comme offensives, d’ailleurs – ne semblent pas avoir de secret pour lui ! Sharkko s’est relevé alors et je l’ai reçu d’un direct du gauche, mais mon poing n’a fait qu’effleurer sa joue. J’ai dû me faire plus mal que lui. Il s’est tout de même enfui et j’ai couru à sa poursuite. Les autres ont pris la fuite aussi tandis que Monat les pourchassait en brandissant sa lance. J’ai suivi Sharkko jusqu’à la colline voisine. Je l’ai rattrapé quand il dévalait le versant opposé. Quelle correction il a reçue ! Il essayait de s’enfuir à quatre pattes en implorant ma pitié, que je lui ai accordée sous la forme d’un bon coup de pied au derrière qui l’a envoyé rouler jusqu’au bas de la pente !
Frigate était encore tremblant d’émotion, mais paraissait ravi.
— J’avais peur, au début, de faire figure de lâche dans ce monde-ci, poursuivit-il. Je me disais qu’après tout nous étions peut-être là pour pardonner à nos ennemis – et à certains de nos amis – et pour nous faire pardonner nos offenses. Mais d’un autre côté, est-ce que ce n’était pas également l’occasion de rendre une petite partie de tout ce que nous avions dû subir sur la Terre ? Qu’en penses-tu, toi, Lev ? Que dirais-tu si l’occasion t’était donnée de faire rôtir Hitler à petit feu ? A tout petit feu ?
— Je ne crois pas qu’on puisse établir une comparaison entre Hitler et un éditeur malhonnête, répondit Ruach. Non, je n’aurais aucune envie de le faire rôtir. Je serais peut-être tenté de le faire crever de faim, ou de le nourrir juste assez pour qu’il ne crève pas, mais je ne crois pas que j’agirais ainsi. A quoi bon ? Est-ce que ça le ferait changer d’avis en quoi que ce soit ? Est-ce que ça le convaincrait que les juifs sont des êtres humains comme les autres ? Non ; si Hitler était en mon pouvoir, je me contenterais de le tuer pour qu’il ne nuise plus à personne. Seulement, je ne crois pas qu’il suffirait de le tuer pour qu’il soit mort. Pas ici, en tout cas.
— Voilà des pensées dignes d’un bon chrétien, ricana Frigate.
— Je croyais que tu étais mon ami ! s’indigna Ruach.
C’était la deuxième fois que Burton entendait prononcer le nom de Hitler et il était bien décidé à obtenir d’autres renseignements sur lui. Mais pour le moment, ils avaient assez bavardé. Il fallait réparer les huttes et poser les toitures. Ils se mirent tous à l’ouvrage. Ils coupèrent des herbes et grimpèrent à l’arbre à fer pour en détacher les longues feuilles triangulaires veinées de rouge. Leur technique laissait à désirer. Burton se promit de découvrir un spécialiste qui leur enseignerait l’art de faire tenir une toiture. Pour dormir, ils se contenteraient, pour le moment, de litières de feuilles et d’herbes séchées. Elles leur serviraient à la fois de matelas et de couvertures.
— Grâce à Dieu, ou à je ne sais qui, il n’y a pas d’insectes ici, dit Burton.
Il leva le gobelet de métal gris qui contenait encore deux doigts du meilleur scotch qu’il eût jamais goûté.
— A la santé de je ne sais qui. S’il nous avait ressuscités pour nous déposer sur une réplique exacte de la Terre, nous serions condamnés à partager notre lit avec dix mille espèces de vermines grouillantes, rampantes, volantes, griffues, crochues, dévoreuses et suceuses de sang.
Ils burent, puis allèrent s’asseoir autour du feu pour fumer et bavarder un peu. Le crépuscule était tombé. Le ciel s’était obscurci. Les étoiles géantes et les nébuleuses laiteuses, fantômes tout juste entrevus avant la tombée du soir, fleurirent de toutes parts. Le ciel s’était transformé en un glorieux embrasement.
— On dirait une illustration de Sime, fit remarquer Frigate.
Burton n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être une illustration de Sime. La moitié de la conversation, avec les gens qui n’étaient pas du dix-neuvième siècle, consistait à expliquer ou à se faire expliquer les références utilisées de part et d’autre.
Il se leva et alla s’asseoir près d’Alice, de l’autre côté du feu. Elle venait de revenir après avoir mis Gwenafra au lit dans une des huttes. Burton lui tendit un morceau de gomme en disant :
— Je viens d’en prendre la moitié. Veux-tu le reste ?
Elle lui jeta un regard sans expression en répondant :
— Non, merci.
— Nous avons construit huit huttes. La répartition par couples ne fait aucun doute à l’exception de Wilfreda, toi et moi.
— Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un doute.
— Ainsi, tu préfères dormir avec Gwenafra ?
Elle refusait de le regarder. Il resta encore quelques secondes accroupi à côté d’elle, puis retourna s’asseoir de l’autre côté du feu, près de Wilfreda.
— Passez votre chemin, sir Richard, lui dit-elle en plissant dédaigneusement la lèvre. Dieu m’est témoin que j’ai horreur de servir de second choix. Vous auriez pu être un peu plus discret avec elle. J’ai ma petite fierté, moi aussi.
Il demeura quelques instants silencieux. Sa première impulsion avait été de lui clouer le bec à l’aide d’une insulte bien sentie. Mais il reconnaissait qu’elle avait raison. Il avait été beaucoup trop méprisant envers elle. Même si elle avait fait le métier de putain, elle avait le droit d’être traitée comme un être humain. Surtout quand elle maintenait que c’était la faim qui l’avait acculée à la prostitution. Mais là, Burton était un peu sceptique. Trop de prostituées se croyaient obligées de trouver des excuses à leur entrée dans la profession. Trop d’entre elles avaient besoin de justifications morales. Pourtant, son comportement et son accès de rage envers Smithson semblaient indiquer que Wilfreda était sincère.
— Je ne voulais pas t’offenser, dit-il en se levant.
— Tu es amoureux d’elle ? demanda Wilfreda en le regardant curieusement.
— Je n’ai eu qu’une seule fois l’occasion de dire à une femme que je l’aimais.
— Ta femme ?
— Non ; elle est morte avant que j’aie eu le temps de l’épouser.
— Et tu es resté marié combien de temps avec l’autre ?
— Vingt-neuf ans, bien que cela ne te regarde pas.
— Dieu du ciel ! Pendant vingt-neuf ans, tu n’as pas trouvé le moyen de lui dire une seule fois que tu l’aimais ?
— Ce n’était pas nécessaire, fit sèchement Burton en se levant pour s’éloigner.
Il élut domicile dans la hutte déjà occupée par Monat et Kazz. Ce dernier ronflait bruyamment. Monat, appuyé sur un coude, fumait un joint de marijuana. Il préférait cela aux cigarettes ordinaires, car le goût lui rappelait davantage le tabac de sa planète. Mais la marijuana faisait peu d’effet sur lui. Par contre, les cigarettes ou les cigares lui donnaient quelquefois des hallucinations passagères, mais très riches en couleurs.
Burton décida de garder pour une autre occasion le reste de sa gomme à rêver, comme il l’avait baptisée. Il alluma un joint, tout en sachant que la marijuana risquait d’assombrir sa fureur et son sentiment de frustration. Il posa à Monat des questions sur sa planète natale, Ghuurrkh. Le sujet le passionnait, mais la marijuana le trahit et il dériva dans une torpeur où la voix du Tau Cetien devenait de plus en plus faible et lointaine.
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