— Que voulez-vous dire par là ? s’étonna Burton.
— Il y avait déjà des millions de morts chaque année, causées par la famine. Même les Etats-Unis se rationnaient sévèrement. La pollution de l’atmosphère, de l’eau et du sol, faisait également des millions de victimes. Les savants annonçaient que dans moins de dix ans, la moitié des ressources de la Terre en oxygène auraient disparu parce que le phytoplancton des océans, qui fournissait la moitié de l’oxygène du globe, vous comprenez, était en train de mourir. Les océans étaient pollués.
— Les océans ?
— Vous avez du mal à le croire, n’est-ce pas ? Vous êtes mort en 1890, c’est normal. Mais il y avait des gens qui prédisaient déjà en 1968 ce qui s’est passé quarante ans plus tard. Moi, je n’avais pas de mal à les croire. J’étais biochimiste, à l’époque. Mais la plus grande partie de la population, ceux qui comptaient, le grand public ou les politiciens, refusèrent d’y croire jusqu’à ce qu’il soit trop tard. De nouvelles lois étaient votées à mesure que la situation se dégradait, mais elles arrivaient toujours trop tard car elles se heurtaient aux intérêts en place. C’est une longue et triste histoire ; mais si nous voulons construire des abris, nous ferions mieux de nous y mettre aussitôt après déjeuner.
Alice sortit de l’eau en essuyant de ses deux mains les gouttelettes qui ruisselaient sur son corps. Le soleil et la brise la séchèrent rapidement. Elle ramassa ses vêtements tressés, mais ne les remit pas. Wilfreda lui demanda pourquoi. Elle répondit qu’ils l’incommodaient trop, mais qu’elle avait l’intention de les porter la nuit s’il faisait froid. Alice était polie avec Wilfreda, mais il était visible qu’elle tenait à garder ses distances. Elle avait suivi la majeure partie de la conversation et n’ignorait donc pas que Wilfreda était une ouvrière qui avait fini par se prostituer et était morte de la syphilis. Du moins, c’était ce que Wilfreda croyait. En réalité, elle n’avait pas le souvenir de sa mort. Comme elle le disait elle-même avec un sourire insouciant, elle avait dû perdre la raison d’abord.
En entendant cela, Alice s’était écartée encore un peu plus d’elle. Burton s’était demandé sardoniquement quelle aurait été sa réaction si elle avait su que lui-même avait souffert de cette maladie, que lui avait transmise une esclave du Caire en 1853, alors qu’il se rendait à La Mecque déguisé en pèlerin musulman. Mais il avait été « guéri », et son cerveau n’avait pas été affecté, bien qu’il eût connu des souffrances mentales indicibles. De toute manière, la résurrection avait rendu à tous ceux qui étaient ici un corps neuf, jeune et totalement sain. Ce qu’une personne avait été au cours de son existence terrestre n’aurait pas dû, normalement, influencer l’attitude des autres à son égard.
Mais tout le monde ne réagit pas « normalement ».
Burton se disait qu’il ne pouvait pas vraiment en vouloir à Alice. Elle était le produit de sa société. Comme toutes les femmes, elle était ce que les hommes avaient fait d’elle. Elle avait eu assez de force de caractère et de souplesse d’esprit pour s’élever au-dessus des préjugés de sa classe et de son époque. Elle s’était relativement bien adaptée à son état de nudité. Elle n’avait pas ouvertement manifesté de mépris ni d’hostilité envers Wilfreda. Elle avait commis avec lui un acte qui allait à l’encontre de toute une vie d’endoctrinement, direct ou indirect. Et cela, la nuit même de son arrivée dans l’« au-delà », alors qu’elle aurait dû au contraire se précipiter à genoux pour entonner des hosannas parce qu’elle avait « péché » et pour promettre de ne plus jamais recommencer, à condition qu’on ne la fasse pas rôtir dans les flammes de l’enfer.
Tandis qu’ils traversaient la plaine en direction des collines, il ne cessait de penser à elle et de se retourner discrètement pour la regarder. Sa calvitie intégrale la vieillissait de plusieurs années, mais en compensation l’absence de pilosité entre les jambes lui donnait un air de petite fille impubère. D’ailleurs, ils étaient tous logés à la même enseigne contradictoire : vieillards au-dessus du cou, enfants au-dessous du nombril.
Il ralentit le pas jusqu’à ce qu’elle le rattrape. Il se trouva ainsi derrière Frigate et Loghu. La vue de cette dernière, même s’il n’obtenait pas le succès escompté en parlant à Alice, lui procurerait au moins une consolation appréciable. Loghu avait un postérieur magnifiquement modelé. Ses fesses avaient la rondeur d’un œuf. Elle se déhanchait aussi merveilleusement qu’Alice.
Il murmura à voix basse :
— Si ce que nous avons fait hier soir te déplaît tellement, pourquoi restes-tu avec moi ?
Un masque de laideur déforma le beau visage d’Alice.
— Je ne reste pas avec toi, je reste avec le groupe ! En outre, malgré ce que cela me coûte, j’ai repensé à ce qui s’est passé et je dois être honnête. C’est la drogue contenue dans cette horrible gomme qui nous a fait commettre… notre acte. Tout au moins, je sais qu’il en est ainsi en ce qui me concerne. Et je t’accorde le bénéfice du doute.
— Alors, il n’y a aucun espoir de répétition ?
— Certainement pas ! Comment peux-tu poser une telle question ? Comment oses-tu ?
— Je ne t’ai jamais forcée. Comme je te l’ai déjà fait remarquer, tu n’as accompli rien d’autre que ce que tu ferais encore si tu n’étais pas retenue par tes inhibitions. Ces inhibitions sont une bonne chose… dans un contexte donné, par exemple quand tu étais légitimement mariée à un homme que tu aimais dans l’Angleterre de ton époque. Mais cette société anglaise n’existe plus, pas plus que la Terre que nous avons connue. Si toute l’humanité ressuscitée a été éparpillée le long de ce fleuve, tu ne reverras peut-être jamais ton mari. Tu n’es plus mariée. Souviens-toi… Jusqu’à ce que la mort nous sépare … Tu es morte, par conséquent tu n’es plus mariée. En outre, il n’y a pas de mariage aux cieux .
— Vous êtes un vil blasphémateur, Mr Burton. J’ai lu des articles sur vous dans les journaux. J’ai lu certains de vos ouvrages sur l’Afrique et sur l’Inde, et sur les mormons aux Etats-Unis. J’ai entendu dire sur votre compte des choses que j’ai eu peine à croire tant elles faisaient ressortir la noirceur de votre âme. Reginald a été véritablement indigné le jour où il a lu votre Kasida . Il disait qu’il ne garderait pas chez lui cette littérature corrompue et athée et il a jeté tous vos livres au feu.
— Si je suis corrompu, et si tu es « déchue », pour quoi ne pars-tu pas ?
— Dois-je te répéter sans cesse les mêmes choses ? Si je change de groupe, je risque de tomber sur pire que toi. Au moins, comme tu as eu la délicatesse de me le faire remarquer, tu ne m’as jamais forcée. Et je suis convaincue qu’il doit se dissimuler un cœur quelque part derrière tes airs cyniques et moqueurs. Je t’ai vu pleurer pendant que tu portais Gwenafra et qu’elle sanglotait.
— Me voilà percé à nu, dit-il avec un sourire sardonique. C’est bien. Il en sera fait selon ta volonté. Je me montrerai chevaleresque. Je ne tenterai de te séduire ni de te forcer d’aucune manière. Seulement, la prochaine fois que tu me verras mâcher de la gomme, tu feras bien de courir te cacher. Mais je te donne ma parole : tu n’as rien à craindre de moi tant que je ne suis pas sous l’empire de la drogue.
Les yeux d’Alice s’agrandirent et elle s’arrêta de marcher :
— Parce que tu as l’intention de t’en servir encore ?
— Pourquoi pas ? Il semble qu’elle ait transformé certains individus en bêtes malfaisantes, mais elle n’a pas eu un tel effet sur moi. Je ne ressens aucun besoin d’en prendre, par conséquent je doute qu’elle crée une accoutumance quelconque. Il m’arrivait de temps à autre de fumer une pipe d’opium, tu sais ? Je n’ai pourtant jamais été un drogué. Je ne crois pas avoir de prédisposition pour ça.
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