Philip Farmer - Le Monde du Fleuve

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Ce jour-là, tous les humains qui avaient jamais vécu se réveillèrent, nus, sur les rives du fleuve de l’éternité. Ils étaient trente ou quarante milliards, de toutes les époques et de toutes les cultures, parlant chacun sa langue et éprouvant quelques difficultés à se faire comprendre.
Long de trente-deux millions de kilomètres, le fleuve de l’éternité ne coule pas à la surface de la Terre, mais serpente sur un monde spécialement remanié pour accueillir les ressuscites.
Par qui ? Dans quel but ?
Ce sont les questions que se posent, entre autres ressuscités célèbres, l’explorateur Richard Burton, Sam Clemens, alias Mark Twain, en compagnie de Hermann Goering, Jean sans Terre, Cyrano de Bergerac, Mozart, Ulysse et d’autres figures célèbres ou inconnues.
Seul le talent de Philip José Farmer pouvait évoquer un univers picaresque à la dimension du passé et de l’avenir de l’humanité.

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Il tourna les talons et commença à s’éloigner, mais elle le poursuivit en faisant tournoyer son graal. Quelqu’un poussa un cri. Smithson se retourna et se baissa juste à temps. Le graal avait failli l’assommer.

Smithson prit alors ses jambes à son cou et se perdit rapidement dans la foule avant qu’elle ait eu le temps de réagir. Malheureusement, conclut Ruach, bien peu de témoins avaient pu suivre ce qui se passait car la plupart ne comprenaient pas l’anglais.

— Sir Robert Smithson… fit Burton en hochant la tête. Si ma mémoire est bonne, il possédait des filatures et des aciéries à Manchester. Il était réputé pour ses actions philanthropiques et ses bonnes œuvres chez les païens. Il est mort aux environs de 1870, à l’âge de quatre-vingts ans.

— Convaincu, sans nul doute, qu’il serait amplement récompensé au paradis, ajouta Lev Ruach. Naturellement, il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’il avait un grand nombre de morts sur la conscience.

— S’il n’avait pas exploité les pauvres, quelqu’un d’autre l’aurait fait à sa place.

— C’est une excuse qui a beaucoup été utilisée dans toute l’histoire des hommes. Heureusement qu’il y avait aussi dans votre pays des industriels qui s’efforçaient d’accorder à leurs ouvriers des salaires et des conditions de travail un peu plus décents. Robert Owen, entre autres.

10.

— Je ne vois pas très bien, déclara Frigate, l’intérêt de discuter du passé alors qu’il y a tant de choses à faire pour améliorer notre situation présente.

— Bien dit, Yankee ! fit Burton en se levant. Nous avons besoin d’outils, d’un toit au-dessus de nos têtes et de Dieu sait quoi encore. Mais d’abord, je pense que nous devrions aller jeter un coup d’œil aux communautés de la plaine, pour voir ce que les gens y font.

A ce moment-là, Alice émergea d’un bouquet d’arbres un peu plus haut qu’eux à flanc de colline. Frigate l’aperçut le premier. Il s’exclama en riant :

— Le dernier cri de la haute couture !

Avec ses ciseaux, elle avait coupé des herbes qu’elle avait tressées pour se confectionner un vêtement deux-pièces. Le haut était un poncho rudimentaire qui lui couvrait les seins et le bas une jupe qui lui descendait aux mollets.

L’effet produit était bizarre, mais elle aurait dû s’y attendre. Quand elle était nue, la calvitie ne retranchait relativement pas trop à sa beauté féminine. Mais avec ce mastoc et informe vêtement végétal, son visage était soudain devenu hommasse et laid.

Les autres femmes s’attroupèrent autour d’elle pour examiner la manière dont elle avait tressé le deux-pièces et la ceinture qui tenait la jupe.

— C’est très rêche et inconfortable, dit-elle, mais c’est au moins décent.

— Je constate que tu ne parlais pas sérieusement quand tu disais que tu préférais être nue quand tous les autres le sont, commenta Burton.

Elle le regarda froidement :

— J’espère que tout le monde suivra bientôt mon exemple. Tout au moins ceux qui ont encore le sens de la décence.

— Je savais bien que Mrs Grundy finirait par pointer ici son affreux museau, rétorqua Burton.

— J’ai eu une espèce de choc, au début, en me voyant parmi tous ces gens nus, dit Frigate. Pourtant, en 80, le nudisme sur les plages et dans les maisons était devenu chose courante. Quoi qu’il en soit, il n’a pas fallu longtemps pour que tout le monde s’y habitue ici. A part quelques névrosés incurables, j’imagine.

Burton pivota vivement sur ses talons et s’adressa aux autres femmes :

— Qu’en pensez-vous, mesdames ? Allez-vous vous transformer vous aussi en horribles et inesthétiques fagots de paille sous prétexte qu’une personne du même sexe que vous a soudain décidé qu’elle possédait de nouveau des endroits intimes ? Des choses qui étaient étalées au grand jour peuvent-elles d’un seul coup redevenir secrètes ?

Loghu, Tanya et Alice n’avaient pu comprendre ce qu’il disait car il avait parlé en italien. Il le répéta en anglais au bénéfice des deux dernières.

Le visage d’Alice s’empourpra tandis qu’elle répondait :

— Ce que je porte ne regarde que moi. Si d’autres préfèrent rester nus pendant que je suis décemment couverte, eh bien… !

Loghu n’avait pas compris un seul mot, mais elle saisissait ce qui se passait. Elle détourna la tête en pouffant de rire. Les autres femmes étaient indécises. Chacune s’efforçait visiblement de deviner les intentions de ses voisines.

— En attendant de vous mettre d’accord, leur dit Burton, pourquoi ne pas descendre jusqu’au fleuve avec nous ? Nous pourrions nous baigner et remplir les seaux. Nous verrons quelle est la situation dans la plaine et ensuite nous reviendrons ici. Nous aurons peut-être le temps de construire des huttes, ou au moins des abris provisoires, avant que la nuit tombe.

Ils prirent le chemin du fleuve, traînant leurs seaux, leurs graals, leurs haches de silex et leurs lances en bambou. Bien avant d’arriver dans la plaine, ils rencontrèrent plusieurs groupes. Apparemment, beaucoup de gens avaient décidé de s’établir aussi dans les collines. Non seulement cela, mais ils avaient eux aussi trouvé du silex et s’étaient confectionné des outils et des armes. Ils avaient dû apprendre à tailler la pierre, peut-être avec des primitifs comme Kazz. Pourtant, jusqu’à présent, Burton n’avait remarqué que deux êtres n’appartenant pas à l’espèce Homo sapiens , et ils faisaient partie de son groupe. Quoi qu’il en soit, la technique avait été bien apprise et bien mise à profit. Ils passèrent devant deux huttes en bambou dont la construction était à moitié achevée. Elles étaient circulaires, avec une seule pièce à l’intérieur. Leur toiture, en préparation, consistait en une carcasse de forme conique recouverte d’herbes des collines et des feuilles triangulaires de l’arbre à fer. Un homme accroupi, muni d’une hache et d’une herminette de pierre, était en train de construire un lit court sur pied en bambou.

En bordure de la plaine, quelques groupes édifiaient, sans le moindre outil, des huttes rudimentaires ou de simples abat-vent de branchages. A part quelques personnes qui se baignaient dans le fleuve, le reste de la plaine était désert. Les victimes de la folie meurtrière de la nuit dernière avaient été jetées dans le fleuve. Personne d’autre qu’Alice n’avait encore eu l’idée de porter un pagne. Beaucoup la regardèrent passer avec stupéfaction. Certains sourirent ou firent des commentaires caustiques. Alice devenait écarlate, mais ne faisait aucun geste pour se débarrasser de ses vêtements encombrants, bien qu’il fît de plus en plus chaud au soleil. Elle ne cessait de se gratter sous sa jupe ou sous son corsage. Il fallait vraiment que ses nippes rugueuses la démangent pour qu’elle, pur produit de l’éducation que lui avait donnée la haute société victorienne, se résolût ainsi à se gratter devant tout le monde !

En arrivant au fleuve, cependant, ils trouvèrent, étalés sur la rive, des rectangles d’herbes tressées qui n’étaient autre chose que des pagnes provisoirement abandonnés par leurs propriétaires qui s’ébattaient gaiement dans l’eau.

Un tel spectacle offrait tout de même, songea Burton, un contraste étonnant, par rapport aux plages de son époque. Ces gens devaient être les mêmes que ceux qui, dans une autre existence, considéraient les cabines roulantes, les costumes de bain qui les couvraient des chevilles au cou et tous les autres accessoires de leur pudeur comme absolument moraux et indispensables à la perpétuation d’une société bien-pensante – la leur. Et pourtant, un jour à peine après avoir été ressuscites ici, ils allaient se baigner tout nus. Et ils n’avaient pas l’air de s’en porter plus mal.

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