— Je le sais ! hurla-t-elle d’une voix stridente. Tu me prends pour une idiote ? Une fille de salle ? J’ai un cerveau ! Je sais très bien ce que j’ai fait, et pourquoi ! Seulement, je n’aurais jamais imaginé que je pourrais être une telle… une telle… personne ! Mais j’ai dû l’être. Je dois l’être depuis toujours…
Burton s’efforça de la consoler, en lui expliquant que chacun possédait dans sa nature certains éléments jugés indésirables. Il lui fit remarquer que le dogme du péché originel était certainement en relation avec tout cela. Elle était humaine, par conséquent elle avait en elle de noirs désirs. Et ainsi de suite. Mais rien n’y fit. Plus il essayait de la consoler, plus elle se sentait coupable. Finalement, transi de froid, las d’une discussion qui ne menait à rien, il renonça. Il rampa entre Monat et Kazz et prit la petite fille contre lui. Le contact des trois corps nus et la chaleur du nid qu’ils s’étaient fait l’apaisèrent rapidement. Il s’endormit alors que les sanglots d’Alice lui parvenaient encore aux oreilles, étouffés par la couverture d’herbes et de feuilles.
Il se réveilla dans la lumière grise qui précède l’aube et que les Arabes appellent la queue du loup . Monat, Kazz et l’enfant dormaient encore. Il se gratta quelques instants aux endroits que l’herbe rugueuse avait irrités, puis quitta le nid en rampant. Le feu était éteint. Des gouttelettes d’eau luisaient aux feuilles d’arbres et au bout des brins d’herbe. Il frissonna de froid. Il ne ressentait aucune fatigue particulière. La drogue ne laissait pas de séquelles, comme il aurait pu le craindre. Il trouva un tas de bambous relativement secs à l’abri d’un arbre et entreprit de ranimer le feu. Quelques instants plus tard, une flamme réconfortante s’éleva. Il découvrit alors les seaux en bambou et but quelques gorgées d’eau. Alice était assise au milieu d’un tas d’herbe. Elle le regardait d’un air morose. Elle avait la chair de poule.
— Viens te réchauffer un peu, lui dit-il.
Elle quitta son tas d’herbe, marcha avec raideur jusqu’aux seaux de bambou, se baissa, puisa de l’eau dans ses mains et s’aspergea le visage. Puis elle alla s’accroupir, les mains tendues, devant le feu. C’est drôle, songea Burton, comme les plus pudiques oublient leur pudeur quand tout le monde est nu.
Quelques instants plus tard, il entendit un bruissement d’herbes dans la partie est du campement. La tête de Peter Frigate émergea, suivie d’une autre tête, féminine celle-là. Ils secouèrent les herbes qui les entouraient. La femme avait un très beau corps, quoique un peu mouillé. Ses yeux étaient grands, vert foncé, mais ses lèvres un peu trop épaisses. Les autres traits de son visage étaient exquis.
Frigate arborait un large sourire. Il tira sa compagne par la main en direction du feu.
— Tu ressembles à un chat qui vient d’attraper une souris, lui dit Burton. Mais que t’es-tu fait à la main ?
Frigate regarda les phalanges de sa main droite. Elles étaient enflées. Le dos de la main était égratigné.
— Je me suis battu, dit Frigate en montrant du pouce la femme accroupie près du feu à côté d’Alice. Le bord du fleuve était un véritable pandémonium, hier soir. Je pense que cette gomme doit contenir une espèce de drogue. Tu ne me croirais jamais si je te disais ce que faisaient les gens. Ou peut-être que si. Après tout, tu ne t’appelles pas Richard Francis Burton pour rien. Quoi qu’il en soit, toutes les femmes, même les plus moches, étaient occupées d’une manière ou d’une autre. J’ai eu d’abord un peu peur de tout ce qui se passait, et puis la folie s’est emparée de moi. J’ai frappé deux hommes avec mon graal. Je les ai assommés. Ils s’attaquaient à une petite fille de dix ans. Je les ai peut-être tués. Je l’espère. J’aurais voulu que la petite vienne avec moi, mais elle s’est enfuie dans l’obscurité.
« J’ai décidé alors de revenir ici. Je commençais à me sentir mal à l’aise à cause de ce que j’avais fait à ces deux hommes, même s’ils n’avaient eu que ce qu’ils méritaient. C’était la drogue qui était responsable. Elle a dû déchaîner une vie entière de fureur rentrée et de frustration. J’ai donc pris le chemin du retour quand je suis tombé sur deux autres hommes qui s’attaquaient, cette fois-ci, à une femme. C’est celle qui est ici. Je pense qu’elle ne résistait pas tant parce qu’ils voulaient l’avoir qu’en raison de la manière dont ils entendaient mener l’offensive, sur les deux fronts à la fois, si tu vois ce que je veux dire. Quoi qu’il en soit, elle ne se laissait pas faire. Elle hurlait, ou elle essayait, et elle se débattait. Ils avaient commencé à la frapper quand j’ai cogné sur eux à mon tour, d’abord avec les poings et ensuite sur la tête, avec le graal. Finalement, c’est moi qui l’ai eue. Elle s’appelle Loghu, à propos. C’est à peu près tout ce que je sais d’elle, puisque je ne comprends pas un seul mot de la langue qu’elle parle. Elle m’a suivi. Mais nous nous sommes perdus en route, ajouta-t-il avec un grand sourire.
Abruptement, son sourire le quitta et il frissonna :
— Quand nous nous sommes réveillés, la pluie, le tonnerre et les éclairs nous tombaient dessus comme la colère de Dieu. Ne ris pas, mais j’ai cru, à un moment, que c’était le jour du Jugement dernier, que Dieu nous avait lâché la bride pendant une journée afin de nous permettre de nous juger nous-mêmes et que mainte nant nous allions tous finir au trou.
Il eut un rire nerveux et reprit :
— Je me flatte d’être agnostique depuis l’âge de quatorze ans. Je l’étais encore à ma mort, à quatre-vingt-dix ans, bien que j’aie eu la tentation, à un moment, de faire venir un prêtre. Mais le petit enfant avec sa sainte trouille du Père Tout-Puissant, des flammes de l’enfer et de la damnation, il est toujours là, même chez le vieillard, même chez le jeune homme ressuscité d’entre les morts.
— Que s’est-il donc passé ? demanda Burton. Le monde a-t-il pris fin dans un éclair et un coup de tonnerre ? Tu es toujours là, à ce que je vois, et tu ne sembles pas avoir renoncé au plaisir de pécher en compagnie de cette agréable créature.
— Nous avons trouvé une pierre à graal au pied de la montagne, à un peu plus d’un kilomètre à l’ouest du campement. Nous nous étions perdus. Nous étions trempés et transis de froid. Chaque éclair dans le ciel nous faisait sursauter. C’est alors que nous avons découvert le rocher. Il était plein de monde, mais nous avons été bien accueillis. Toute cette chaleur humaine nous a fait du bien, malgré l’humidité qui s’infiltrait dans l’herbe. Quand la pluie a cessé, nous nous sommes endormis. Le lendemain matin, Loghu n’était plus là. Je l’ai cherchée partout, jusqu’à ce que je la trouve endormie dans l’herbe un peu plus loin. Elle s’était perdue, je ne sais comment, pendant la nuit. Quoi qu’il en soit, elle paraissait contente de me retrouver et de mon côté je l’aime bien. Il y a une sorte d’affinité entre nous. Je saurai peut-être pourquoi quand elle aura appris à parler anglais. J’ai essayé toutes les autres langues que je connais : le français, l’allemand, des bribes de russe, lituanien, gaélique, toutes les langues Scandinaves, finnois y compris, sans oublier le nahuatl classique, l’arabe, l’hébreu, l’iroquois onondaga, l’ojibway, l’italien, l’espagnol, le latin, le grec moderne et homérique ainsi qu’une bonne douzaine d’autres. Résultat : une série de regards sans expression.
— Tu dois être un sacré linguiste, fit Burton.
— Je ne parle couramment aucun de ces langages. Je les lis à peu près correctement, mais je ne sais dire que quelques phrases usuelles. Je ne suis pas comme toi, qui possèdes trente-neuf idiomes, y compris le pornographique.
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