Burton se dit que ce type-là semblait bien renseigné sur lui et qu’il faudrait approfondir cela plus tard.
— Je vais être franc avec toi, Peter, déclara-t-il. D’après ce que tu viens de me raconter, tu as fait montre d’une agressivité qui m’étonne. Je ne t’aurais jamais cru capable de t’attaquer à tous ces hommes et de les terrasser de cette façon. Toi qui semblais si délicat, si…
— Ce sont les effets de la gomme, naturellement. Elle a ouvert la porte de la cage.
Frigate s’accroupit à côté de Loghu et frotta son épaule contre la sienne. Elle avait les yeux légèrement bridés. Ce serait une très belle femme, quand ses cheveux repousseraient.
— Si je te donne l’impression de faire le délicat ou d’être timoré, reprit l’Américain, c’est qu’en réalité j’ai peur de moi-même, du désir de violence que je sens parfois affleurer malgré moi. Je crains la violence parce que je suis violent de nature. Je crains ce qui pourrait arriver si je n’étais pas timoré. Mais quoi ! Je sais cela depuis quarante ans, et crois-tu que ça m’ait servi à grand-chose ?
Il se tourna brusquement vers Alice.
— Bonjour !
Elle répondit sans trop bouder. Elle fit même un sourire à Loghu quand elle lui fut présentée. Elle ne refusait pas de regarder Burton. Elle lui répondait quand il lui posait une question directe. Mais à part cela, elle ne lui adressait pas la parole et son visage était de glace.
Monat, Kazz et la petite fille s’approchèrent du foyer en s’étirant et en bâillant. Burton alla faire un tour aux abords du campement pour constater que les Triestins avaient disparu. Certains avaient abandonné leur graal. Il pesta contre une pareille inconscience. Il était presque tenté de les laisser dans l’herbe, pour donner à ces gens une bonne leçon. Il finit par les ramasser pour les porter au rocher avec les autres.
Si leurs propriétaires ne revenaient pas les chercher, ils souffriraient de faim, à moins qu’une âme charitable n’accepte de partager avec eux. Pendant ce temps, la nourriture contenue dans leurs cylindres demeurerait intacte, puisque chaque graal ne pouvait être ouvert que par son propriétaire. Ils avaient découvert cela la veille. En expérimentant à l’aide d’un bâton, ils s’étaient également aperçus qu’il fallait obligatoirement toucher le graal avec une partie de son corps pour que le couvercle puisse être soulevé. Frigate avait une théorie là-dessus. D’après lui, les graals devaient être munis d’un mécanisme sensible à certaines propriétés électriques de la peau de chaque individu. Peut-être aussi contenaient-ils un puissant détecteur d’ondes cérébrales.
Le ciel s’était considérablement éclairci. Le soleil ne s’était pas encore montré au-dessus de la paroi montagneuse orientale. Environ une demi-heure plus tard, la flamme bleue maintenant familière s’éleva de la pierre à graal, accompagnée d’un roulement de tonnerre répercuté dans toute la vallée.
Les graals leur offrirent des œufs au bacon, du jambon, des toasts, du beurre, de la confiture, du lait, un quart de melon, dix cigarettes et un gobelet de paillettes brun foncé que Frigate baptisa « café instantané ». Il but le lait dans une tasse, la rinça avec l’eau des seaux de bambou et la mit à chauffer sur le feu. Quand l’eau fut bouillante, il y ajouta une petite poignée de paillettes et remua le tout. Le café était délicieux. Il y avait assez de paillettes pour faire six tasses. Alice essaya d’en mettre dans de l’eau froide. Ils constatèrent alors qu’ils n’avaient même pas besoin du feu. Trois secondes plus tard, le café était bouillant.
Après avoir mangé, ils firent la vaisselle et replacèrent les récipients à l’intérieur des graals. Burton attacha le sien à son poignet. Il avait l’intention de partir en exploration et il n’était pas question de le laisser derrière lui. Même s’il était le seul à pouvoir s’en servir, il avait trop peur que quelqu’un de malveillant ne le fasse disparaître pour le seul plaisir de le voir crever de faim.
Il commença à donner des leçons d’anglais à la petite fille et à Kazz. Frigate lui demanda de s’occuper aussi de Loghu. Il lui proposa cependant d’adopter une langue universelle de préférence à l’anglais, en raison du nombre incroyable d’idiomes et de dialectes – cinquante à soixante mille, peut-être – que l’humanité avait utilisés au cours de ses millions d’années d’existence et qu’elle utilisait maintenant simultanément dans cette vallée. A supposer, bien sûr, qu’elle eût été ressuscitée dans sa totalité. Après tout, ils n’en connaissaient que quelques kilomètres carrés. Mais ce serait une bonne idée, disait-il, de choisir l’espéranto, cette langue synthétique inventée par l’oculiste polonais Zamenhof en 1887. Elle était dotée d’une grammaire extrêmement simple, sans la moindre irrégularité, et d’un système phonétique qui, pour n’être pas aussi accessible à tous les palais qu’il eût été souhaitable, n’offrait pas moins une relative facilité d’emploi. En outre, le vocabulaire était d’origine latine, avec de nombreux apports de l’anglais, de l’allemand et des autres langages d’Europe occidentale.
— J’en avais déjà entendu parler avant ma mort, déclara Burton, mais je n’ai jamais eu d’exemple sous les yeux. L’espéranto nous servira peut-être. En attendant, je préfère enseigner l’anglais à ces trois-là.
— Mais presque tous les gens qui nous entourent s’expriment en italien ou en slovène ! s’écria Frigate.
— Tu as sans doute raison, bien que nous n’ayons aucune statistique pour l’instant. Mais crois-moi, je n’ai aucune intention de m’éterniser ici.
— Je m’en serais douté, grommela Frigate. Tu n’as jamais été capable de rester en place. Tu as toujours éprouvé le besoin de bouger.
Burton lui lança un regard fulminant, puis reporta son attention sur ses élèves. Pendant une quinzaine de minutes, il leur fit répéter et identifier dix-neuf noms et quelques verbes : feu, bambou, graal, homme, femme, fille, œil, main, pied, dent, manger, marcher, courir, parler, danger, je, tu, ils, nous… Il avait l’intention de profiter de l’occasion pour s’instruire aussi. En temps voulu, il saurait parler, quelles qu’elles fussent, les trois langues de ses élèves.
Le soleil s’éleva au-dessus des monts orientaux. L’atmosphère se réchauffa. Ils laissèrent mourir le feu. Le deuxième jour de leur résurrection commençait. Pourtant, ils ne savaient presque rien de ce monde, ni du sort qui leur était réservé, ni de Celui ou Ceux à qui était donné le pouvoir d’en décider.
Soudain, un visage au grand nez apparut au milieu des herbes hautes et Lev Ruach leur demanda :
— Puis-je me joindre à vous ?
Burton hocha affirmativement la tête et Frigate déclara :
— Bien sûr, pourquoi pas ?
Ruach émergea entièrement des herbes. Il était accompagné d’une femme de petite taille, au teint pâle, aux grands yeux bruns et aux traits délicats et charmants. Ruach la présenta sous le nom de Tanya Kauwitz. Il avait fait sa connaissance la nuit dernière et ils étaient restés ensemble car ils possédaient un grand nombre de points communs. De descendance judéo-slave, elle était née en 1958 dans le Bronx, à New York, avait exercé le métier de professeur d’anglais, s’était mariée à un homme d’affaires qui était devenu millionnaire avant de rendre l’âme alors qu’elle était âgée de quarante-cinq ans, ce qui lui avait permis d’épouser en secondes noces un homme merveilleux qu’elle aimait depuis quinze ans mais elle était morte six mois plus tard, emportée par un cancer. Ce fut Tanya, et non Lev, qui leur donna tous ces renseignements, et ce, en une seule phrase.
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