Elle évoqua Dinah, la chatte tigrée avec qui elle jouait quand elle était petite fille ; les grands arbres que soignait son mari dans son arboretum ; son père qui, lorsqu’il travaillait à son dictionnaire grec, éternuait invariablement à midi sonnant, sans que personne eût jamais pu expliquer pourquoi…
A l’âge de quatre-vingts ans, l’université américaine de Columbia lui avait décerné le titre de docteur honoris causa pour le rôle vital qu’elle avait joué dans la genèse du fameux ouvrage du révérend Dodgson. (Elle négligea de mentionner le titre et Burton, quoique lecteur vorace, ne se rappelait pas avoir jamais entendu parler d’un auteur de ce nom.)
— C’était un après-midi merveilleux, malgré les prévisions météorologiques officielles. Le 4 juillet 1862… J’avais dix ans… Mes sœurs et moi, nous portions des souliers noirs, des bas blancs ajourés, une robe en coton et une capeline.
Alice avait les yeux brillants, agrandis. Elle tremblait de temps à autre, comme si elle livrait un combat intérieur. Elle se mit à parler plus vite.
— Mr Dodgson et Mr Duckworth portaient les paniers de pique-nique. Nous avions pris place dans la barque à Folly Bridge pour remonter, une fois n’est pas coutume, la rivière Isis. Mr Duckworth ramait à grands coups d’avirons. Les gouttelettes ruisselaient le long du bois comme des larmes de verre avant de retomber sur le miroir lisse de l’eau et…
Burton entendit les derniers mots comme si elle les avait hurlés à ses oreilles. Stupéfait, il regardait Alice, dont les lèvres bougeaient comme si elle continuait à parler normalement. Mais elle avait les yeux fixés sur lui, ou plutôt elle semblait regarder un point situé au delà, en un autre temps et en un autre espace. Ses mains étaient à demi levées devant elle, comme figées par la surprise.
Tous les bruits étaient amplifiés. Il entendait la respiration de la petite fille, les battements de son cœur et de celui d’Alice, leurs gargouillements intestinaux et le souffle de la brise dans les branches d’arbres. Au loin, une clameur s’éleva.
Il se leva pour écouter. Que se passait-il ? Pourquoi cette exacerbation de tous les sens ? Pourquoi entendait-il battre leurs cœurs et non le sien ? Il sentait aussi la texture de l’herbe sous ses pieds nus. Il percevait presque l’impact de chaque molécule d’air qui rencontrait son corps.
— Qu’y a-t-il ? demanda Alice, qui s’était levée aussi.
Le souffle de sa voix le heurta comme une puissante rafale de vent. Il ne répondit pas, car il était occupé à la regarder. Pour la première fois, lui semblait-il, il voyait vraiment son corps, il la percevait tout entière.
Elle s’avança vers lui, les bras tendus, les yeux mi-clos, les lèvres humides et tremblantes. Elle chancela en roucoulant :
— Richard ! Richard !
Puis elle s’immobilisa, les yeux agrandis. Il marcha vers elle en lui tendant les bras. « Non ! » s’écria-t-elle en faisant brusquement volte-face pour aller se perdre dans l’obscurité des arbres.
Pendant quelques secondes, il demeura immobile. Il ne lui semblait pas possible qu’une femme qu’il aimait aussi intensément ne lui rendît pas son amour.
Elle devait faire cela pour l’exciter. C’était sûrement pour cette raison. Il se lança à sa poursuite en répétant et répétant son nom.
Plusieurs heures avaient dû s’écouler lorsque la pluie tomba sur eux. Les effets de la drogue s’étaient estompés, ou peut-être la pluie avait-elle aidé à les dissiper, car ils semblèrent émerger au même instant de l’extase et de la torpeur où ils étaient plongés. Elle leva les yeux vers lui au moment où un éclair illuminait leurs traits. Elle émit un hurlement en le repoussant violemment en arrière.
Il tomba dans l’herbe, mais réussit à la rattraper par une cheville tandis qu’elle s’éloignait de lui à quatre pattes.
— Qu’est-ce qui te prend ? hurla-t-il.
Alice cessa de se débattre. Elle s’assit, le visage caché dans ses genoux, le corps secoué de sanglots. Il se rapprocha d’elle, lui souleva le menton et la força à le regarder. Un nouvel éclair révéla son visage torturé.
— Vous aviez promis de me protéger !
— Tu ne m’as pas donné l’impression d’en avoir besoin. Je n’ai jamais promis de te protéger contre une impulsion naturelle.
— Une impulsion naturelle ! Une impulsion ! Que le Seigneur me soit témoin, je n’ai jamais fait de ma vie une chose pareille ! Je me suis toujours bien conduite ! J’étais pure à mon mariage et je suis restée toute ma vie fidèle à mon mari. Mais voilà qu’aujourd’hui… avec un homme que je ne connais pas ! Je me demande ce qui a bien pu s’insinuer en moi !
— Alors, j’ai dû m’y prendre mal, constata Burton sans pouvoir s’empêcher de rire.
Il commençait néanmoins à avoir un peu pitié d’elle. Il n’aurait pas eu de raison d’éprouver le moindre scrupule si elle avait été dans son état normal. Mais cette gomme contenait une drogue puissante qui les avait fait réagir comme des amants dont la passion ne connaissait pas de limite. Ce qui était sûr, c’était qu’elle avait coopéré avec autant d’enthousiasme que la plus experte des femmes à l’intérieur d’un harem turc.
— Tu n’as rien à te reprocher, dit-il en se radoucissant. Tu n’étais pas toi-même. Tu as agi sous l’empire de la drogue.
— Mais je l’ai fait ! Je… je… j’en avais envie ! Oh ! quelle vile et méprisable putain je suis !
— Je n’ai pas le souvenir de t’avoir proposé de l’argent.
Il ne disait pas cela pour être cruel. Il voulait seulement la mettre suffisamment en colère pour qu’elle oublie l’humiliation qu’elle était en train de s’infliger elle-même. Il y réussit parfaitement. Elle bondit sur lui toutes griffes dehors et lui laboura le visage et le torse en le traitant de noms qu’une dame comme il faut de la digne époque victorienne n’aurait jamais dû connaître.
Burton lui saisit les poignets pour limiter les dégâts tandis qu’elle continuait à le couvrir d’injures obscènes. Finalement, quand elle redevint muette et que les sanglots la reprirent, il la raccompagna jusqu’au campement. Le feu n’était plus que cendres mouillées. Il gratta la couche supérieure et mit sur la braise une brassée d’herbes qui avaient été protégées de la pluie par l’arbre. Une petite flamme monta, à la lueur de laquelle il vit la fillette blottie entre Kazz et Monat sous un tas d’herbe à l’abri de l’arbre à fer. Il retourna en hésitant vers Alice, qui s’était assise sous un autre arbre.
— Ne m’approche pas ! dit-elle. Je ne veux plus te voir. Tu m’as souillée, déshonorée, après m’avoir donné ta parole de me protéger !
— Tu peux geler si ça te plaît. Je voulais seulement te proposer de dormir ensemble pour nous tenir mutuellement chaud. Si tu préfères l’inconfort, à ta guise. Je te répète que ce que nous avons fait a été provoqué par la drogue. Pas provoqué, d’ailleurs. Les drogues ne provoquent ni désirs ni actes. Elles leur permettent simplement de se concrétiser. Nos inhibitions naturelles ont été levées. Personne n’est à blâmer pour ce qui s’est passé. Par contre… je serais un menteur si je disais que je n’ai pas aimé ça, et toi une menteuse si tu prétendais la même chose. Alors, je ne vois pas où est le mal. Pourquoi retourner le couteau dans ta conscience ?
— Parce que je ne suis pas une bête comme toi ! Je suis une bonne chrétienne et une femme vertueuse.
— Je n’en doute pas, dit froidement Burton. Seulement, pardonne-moi d’insister encore sur ce point, mais je ne crois pas que tu aurais fait ce que tu as fait si, au fond de ton cœur, tu n’en avais pas eu envie. La drogue a levé tes inhibitions, mais elle ne t’a certainement pas mis dans la tête l’idée d’agir comme tu l’as fait. Elle s’y trouvait déjà. Tout ce que tu as fait après avoir absorbé la drogue vient de toi, de tes propres désirs.
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